1775-02-28, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
L'esprit républicain, l'esprit d'égalité,
Respire dans les cœurs des grands et du vulgaire;
Le mérite éclatant blessa leur vanité;
Sa splendeur, qui les désespère,
Redouble leur obscurité;
Aussi l'envie usa des lois du despotisme.
Athènes, le berceau des sciences, des arts,
Bannit du ban de l'ostracisme
Les plus chers nourrissons de Mercure et de Mars.
Le besoin qu'on eut d'eux, leurs revers, leur absence,
Les firent bientôt regretter.
Le peuple, plein de bienveillance,
Pour hâter leur rappel eût voulu tout tenter.
Quiconque fièrement sur son siècle s'élève
Peut s'encenser lui même et jouir d'un beau rêve.
Mais bientôt les vapeurs des malins, d'envieux,
Les sucs empoisonnés, obscurcissent les cieux,
Et sur lui le nuage crève.
Condé fut à Vincenne, au Havre détenu;
Eugène fut chassé; des Français méconnu
Bayle chez les Nerviens trouve enfin un asile;
L'émule généreux d'Homère et de Virgile,
Dont le nom illustra tous ses concitoyens,
Transporta ses foyers chez les Helvétiens.
Ame de demi-dieu, de la gloire enflammée,
Si vous voulez jouir de votre renommée,
Passez, si vous pouvez, du vieux Nestor les ans.
Les mâles efforts du génie
Vous serviront peu, si le temps
Ne vous fait survivre à l'envie.
Ainsi l'univers enchanté
De Voltaire à Berlin court acheter le buste;
Et, s'il jouit vivant de l'immortalité,
Convenons que le public est juste.

Ce n'est point un conte; on se déchire à la fabrique de porcelaine pour avoir votre buste; on en achève moins qu'on n'en demande. Le bon sens de nos Germains veut des impressions fortes; mais quand ils les ont reçues, elles sont durables.

L'ouvrage dont vous me parlez, du maréchal de Saxe, m'est connu; et j'ai écrit pour en avoir un exemplaire. Les faits sont récents et connus; il n'y a que les cartes qui intéressent, parce que le terrain est l'échiquier de nous autres anthropophages, et que c'est lui qui décide de l'habileté ou de l'ignorance de ceux qui l'ont occupé.

Cette partie de ma lettre est pour le lieutenant général Voltaire, qui m'entendra bien; le reste est pour le patriarche de Ferney, pour le philosophe humain, qui protège d'Etallonde, et qui veut à toute force casser l'arrêt de l' infâme. Je ne refuserai aucun titre à d'Etallonde, si, par cette voie, je peux le sauver, ainsi, qu'il s'en donne tel qu'il jugera le plus propre pour son avantage.

Vous me croyez plus vain que je ne le suis. Depuis la guerre, je n'ai pensé ni à plans de batailles, ni à toutes ces choses qui se sont passées. Il faut penser à l'avenir, et oublier le passé, car celui là reste tel qu'il est; mais il y a bien des mesures à prendre pour l'avenir.

Ce discours sent un peu le jeune homme: songez pourtant que les états sont immortels, et que ceux qui sont à leur tête ne doivent pas vieillir, tant qu'ils les gouvernent.

Si vous allez à Versailles, d'Etallonde est sauvé; si votre santé ne vous permet pas d'entreprendre ce voyage, je n'augure aucune issue heureuse de son procès; car vous avez, à la vérité, quelques philosophes en France; mais les superstitieux font le grand nombre, ils étouffent les autres. Nos prêtres allemands, catholiques et huguenots, ne connaissent que l'intérêt; chez les français, c'est le fanatisme qui les domine. On ne ramène pas ces têtes chaudes; ils mettent de l'honneur à leur délire, et l'innocence demeure opprimée. Ce vieux parlement, rebelle à celui qui l'a réintégré, sera t-il souple à la raison pure, agissant d'ailleurs d'une manière si opposée à ses devoirs, à ses véritables intérêts?

Mais qui pensera à d'Etallonde, quand il s'agit de remettre en vogue les pourpoints de Henri IV? Il faut changer sa garde-robe, faire emplette d'étoffes, et employer l'habileté des tailleurs pour être à la mode. Cet objet est bien plus important que celui d'un procès jugé. Hors quelques parents, toute la France ignore qu'un citoyen, nommé d'Etallonde, s'est échappé aux punitions injustes et cruelles qu'on lui avait infligées, et qui n'étaient point proportionnées au délit, qui proprement était une polissonnerie.

Je salue le patriarche de Ferney; je lui souhaite longue vie. J'ai lu sa nouvelle tragédie, qui n'est point mauvaise du tout. Je hasarderais quelques petites remarques d'un ignorant; mais ne pouvant pas dire comme le Corrége: Son pittor anche io! je garde le silence, en vous priant de ne point oublier le philosophe de Sans-Souci. Vale.

Federic