1774-11-12, de Georges Louis Leclerc, comte de Buffon à Voltaire [François Marie Arouet].

Si vous jetez les yeux, monsieur, sur la souscription de ma lettre, vous verrez que dans le nombre assez petit des êtres de la première distinction, je pense très hautement et de très bonne foi que vous êtes le premier: ce ne sera pas comme le mathématicien de Syracuse que, par une extrême politesse pour moi, vous avez la bonté de nommer Archimède premier; car jamais il n'existera Voltaire second: différence essentielle entre l'esprit créateur, qui tire tout de sa propre substance, et le talent qui, quelque grand qu'il soit, ne peut produire que par imitation et d'après la matière.
J'espérais bien que ma petite note trouverait grâce devant vous, monsieur; mais je crois devoir en partie le bon accueil que vous lui avez fait aux mains qui vous l'ont offerte; je puis vous dire à ce sujet, que m. de Florian m'a inspiré, dès les premiers moments, la plus grande confiance; je l'ai trouvé si digne d'être de vos amis, que j'eusse désiré le voir assez longtemps pour devenir le sien; et cela serait arrivé toujours en parlant de vous, monsieur, comme j'en ai toujours pensé, et comme il en pense et parle lui même avec cette tendre admiration qui ne s'accorde qu'à la supériorité qu'on aime, et qu'on ne peut aimer que quand on ne craint pas de l'avouer. Aussi le dernier trait qui a fait la plus douce impression sur mon cœur, est votre signature; j'ai ressenti un mouvement de joie en ouvrant votre lettre; j'ai admiré avec plaisir la fermeté de votre main, et la fraîcheur de l'organe intérieur qui la guide. Avec plusieurs années de moins, je suis plus vieux que vous. Autre supériorité dont je suis loin d'être jaloux; mais n'est il pas juste que la nature, qui, dès vos premières années, vous a comblé de ses faveurs, et dont vous êtes l'ancien amant de choix, continue de vous traiter avec plus d'égards et de ménagements, qu'un nouveau venu comme moi, qui n'ai jamais rien obtenu d'elle qu'à force de la tourmenter? Vous en pouvez juger, monsieur, puisque vous avez eu la patience de parcourir ces mémoires arides de physique, qui servent de preuves à mon Traité des élémens; et vous n'en êtes pas quitte, car je vous demande la permission de vous envoyer un autre volume qui va bientôt paraître, et qui fait suite au premier. Si je jouissais d'une meilleure santé, je vous proteste, monsieur, que je n'attendrais pas votre visite à Montbard, et que j'irais avec empressement vous porter le tribut de ma vénération; j'arriverais à dieu par ses saints. M. et madame Florian, habitués dans le temple, me serviraient d'introducteurs; je vais nourrir cette agréable espérance par le plaisir nouveau des sentiments d'estime que vous me témoignez: depuis que je me connais, vous avez toute la mienne, mais elle ne fait qu'un grain sur la masse immense de gloire qui vous environne; au lieu que la vôtre, monsieur, est un diamant du plus haut prix pour moi.

J'ai l'honneur d'être, avec autant de respect que d'admiration, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Buffon