1774-11-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Le vieux malade, mon cher Marquis, en recevant vôtre Lettre du 28e 8bre a éxécuté vos ordres, malgré la difficulté que ses misérables yeux ont eu à lire vôtre grifonage.
Vous aurez vôtre chaine de marcassites d'un dessein nouveau, telle que vous la demandez.

J'ai eu l'honneur, il est vrai, de recevoir Madame Amelot, mais je n'ai point eu celui de souper avec elle. Je ne jouïs plus d'aucun plaisir, je fais quelquefois un petit éffort quand il me vient des Dames de Paris pour me souvenir qu'il faut tâcher de les amuser un petit moment, après quoi je m'enfuis. On me dit qu'on est bien aise de me trouver en bonne santé; je réponds que je me meurs. On me réplique, J'en suis bien aise. Si je pouvais remuer est-ce que je ne serais pas à Paris? est-ce que je ne viendrais pas les soirs me mettre entre vous et mes anges? abandonnerais-je toutes mes affaires que trente ans d'absence ont mises dans un état déplorable? ne viendrais-je pas entendre Orphée qu'on préfère à la musique de Rameau? ne viendrais-je pas voir tous les embellissements et toutes les nouveautés de Paris? Il faut qu'un mourant sache se tenir discrètement à sa place.

Je ne sçais si vous connaissez Tessier; il nous a joué avec quelques amis de petites comédies en proverbes qui m'auraient fait mourir de rire si je ne mourais pas de la colique.

Jouissez de la vie, mon cher Marquis, et de tous les riens de ce monde.

V.