à Geneve le 27 oct. 1774
Mgr,
J'ai différé il est vrai de répondre à la Lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au mois d'oût dernier, mais l'objet n'en paroissant pas instant, je me suis donné le tems de peser les réflexions que je me proposois de mettre par vos soins sous les yeux de S. M. Vous verrez Mgr qu'elles sont telles que j'ai besoin d'avoir la plus haute opinion de la sagesse du Roy, et de votre prudence pour oser me livrer entièrement à ce que mon zèle et ma sincérité vont me dicter.
Il semble par ce que vous avez eu la bonté de me mander de nouveau que S. M. est persuadée que l'immense réputation de M. de V. devant fixer sur tout ce qui a trait à cet homme célèbre les yeux de son siècle et de la postérité il se trouve hors de la classe commune et que la manière de procéder envers lui n'est pas indifférente. Il eût été facile dès les commencemens de les prévenir parce que m. de V. tenant plus que personne à son repos et à ses richesses eût été arrêté d'un seul mot ou se seroit tenu expatrié. On ne l'a pas fait, il vit et mourra en France, enhardi par le succès de ses ouvrages et le silence du gouvernement. Il a écrit avec beaucoup plus de liberté qu'il ne se l'étoit jamais proposé sur les matières que les hommes doivent le plus respecter, c'est devenu en lui une manie. Connoissant comme je le fais la tournure d'esprit de m. de V., j'oserois bien assurer qu'on ne trouvera de lui à sa mort en ms au plus que l'ouvrage auquel il sera occuppé lorsqu'elle le surprendra. Depuis bien des années à peine a t'il commencé un écrit que les premières feuilles sont déjà chez l'Imprimeur et il m'a dit cent fois qu'il avoit vuidé le sac. Or comme suivant la marche de la nature les facultés de son esprit s'éteindront avant que son corps succombe sous le poids des ans, selon toute apparence il en sera de lui comme du fameux Jean le Clerc qui a passé les dernières années de sa vie à composer des ouvrages qu'on faisoit imprimer pour le contenter, et qu'on jettoit au feu dés qu'il en avoit corrigé les épreuves et qu'il oublioit parfaitement le lendemain.
Malgré cela Mgr je suis convaincu que les papiers de M. de Voltaire renfermeront une infinité de choses intéressantes, et dignes mêmes d'être mises sous les yeux de S. M. Ce n'est donc que sur la manière de les soustraire aux yeux du public que je crois pouvoir proposer quelques idées.
Parmi ces papiers importans, je compte d'abord les Lettres du Roy de Prusse, de l'Impce de Russie et de quelques autres souverains et les Réponses de M. de Voltaire s'il en garde des minutes, Ensuite celle des particuliers et surtout des François qui affichent les mêmes opinions que lui et qu'on regarde comme composant une secte dont il est le chef.
Les premières dont j'ai lu un grand nombre renferment bien des anecdotes curieuses pour l'hist. de notre siècle, mais aussi bien des mensonges et des folies, et je ne sçais si à tout prendre ce ne seroit pas un trait de politique de les laisser publier en en retranchant quelques personalités et y ajoutant des nottes qui feroient sentir combien l'envie d'en imposer ou de faire du bruit a entrainé ces Princes dans des démarches peu louables, et combien de fausses idées les ont fait agir. Or s'il étoit connu, ce qui ne manqueroit pas d'arriver que S. M. eût fait enlever les papiers de M. de V., à sa mort d'abord ces Princes seroient très fâchés qu'Elle eût une connoissance aussi particulière de leur façon de penser sur mille objets, ensuite il ne seroit plus convenable de les laisser voir le jour.
Les Lettres et écrits des particuliers doivent ce me semble être distingués en deux classes, ceux d'un petit nombre d'enthousiastes qui s'imaginent faire secte et qui en épanchant leur cœur dans celui d'un homme qu'ils regardent comme leur Patriarche, se permettent tout sur la Religion et la Politique, en second lieu les Lettres des gens du monde qui pour se donner du relief et s'attirer des réponses de M. de Voltaire entrent dans ses idées sans y mettre de l'importance, et se font par vanité beaucoup plus incrédules qu'ils ne le sont. Je suppose que tous ces papiers soient enlevés par ordre du Roy et qu'on le sçache, la terreur se répandra dans ces deux espèces de gens, les premiers prendront la fuite, et iront porter chez l'étranger leurs allarmes et leurs chagrins, quelques uns avec des talens se croyant persécutés deviendront les héritiers du zèle antichrétien de M. de Voltaire, et dès lors il existera vraiment une secte dangereuse. Les autres seront fort inquiets et mécontens, une partie même voudra soutenir son dire, car c'est le propre de la contradiction d'affirmer dans des sentiments dont on n'avoit pas une véritable conviction.
Que conclure de tout ceci? 1. que réellement il importe à s. M. d'être instruite de ce que renferment les papiers de M. de V. pour empêcher ceux qu'elle jugera dangereux d'être publié. 2. Que l'on parara mieux à tous les inconvéniens si personne ne peut soupçonner que le gouvernement se soit emparé de ces papiers ou même en ait eû connoissance.
Ce qui m'a donné lieu mgr de réfléchir sur ce dernier article, c'est que déjà M. l'Intendant de Bourgogne, qui a reçu vos ordres, m'a parlé de leur contenu et de la part que j'y pouvois avoir comme persuadé qu'ils regardoient M. de V. J'ai rejetté très loin cette idée, et je crois l'avoir entièrement dérouté. M. Fabry, subdélégué à Gex, m'a aussi voulu sonder sur l'objet de la lettre qui lui a été envoyée et qui lui annonce qu'il sera averti par M. Amelot ou par moi du moment où il devra agir. Il alloit faire un petit voyage à Bourg et vouloit emporter cette Lettre, je lui ai dit de la laisser chez lui, en lui promettant de l'avertir à tems et traitant au reste cette affaire de façon à rejetter ses conjectures à cent lieues du vrai. J'ai donc réfléchi mgr qu'il y avoit déjà dans ce secret cinq personnes y compris un de vos secrétaires, et qu'en cas d'absence je serois encore obligé d'y mettre en plus le mien. Mais ce qui m'a le plus frappé, c'est qu'en employant ce ministère public on inquiéteroit extrêmemt et les héritiers de M. de Voltaire et ses correspondans, et que cette affaire feroit nécessairement le plus grand éclat, aulieu qu'il m'a paru qu'en la traitant politiquemt il en résulteroit les mêmes avantages sans nul inconvénient.
Si S. M. approuve cette idée, il semble qu'il suffiroit qu'une personne liée avec made Denis et les neveux de M. de Voltaire fût munie d'un ordre pour leur être présenté secrètement à la mort de leur oncle, par lequel Le Roy en les rassurant sur les suites de cette démarche, leur prescrivit de ne rien distraire de ces papiers, de les remettre à cette personne, de paroitre absolument agir librement, et de dire qu'ils ont confié ces papiers à un ami pour les mettre en ordre et jetter au feu tout ce qui pourroit déplaire ou nuire à qui que ce fût. La personne que S. M. chargeroit de ce fait auroit ordre de dresser un état exact de tous ces papiers sur lequel on feroit parvenir à la cour ceux qui le mériteroient et on supprimeroit sans allarmer les intéressés tout ce qui ne devroit pas voir le jour; le reste seroit rendu aux héritiers.
Je suis je crois Mgr plus à portée [que] qui ce soit de remplir cette commission délicate par la liaison intime dans laquelle je vis avec tout Fernex, mais en cas d'absence ou autrement m. de Voltaire a un ami qui l'est aussi de made Denis et qui écarteroit absolument tout soupçon parce que naturellement c'est lui et moi qu'elle chargeroit de revoir les papiers à la mort de son oncle. Il est Genevois, mais très dévoué à la France qu'il a servi longtems, ayant même commandé avec distinction dans une des Iles françoises en Amerique. Il se nomme Rieu, et va habiter Ferney où M. de Voltaire lui fait arranger une maison.
M. Dupuits, Lieut. Col. à la suite de […] que m. de Voltaire a marié à la petite nièce de Corneille, seroit aussi très propre à exécuter les ordres du Roy si son état lui permettoit d'être toujours dans ce Payscy. Je répondrois au Roy de sa probité et de son exactitude et suis bien sûr d'ailleurs qu'il ne feroit rien sans moi.
Ou je me trompe fort ou ce seroit le moyen le plus sûr pour dérober absolument aux yeux du public la connoissance de l'intérêt que S. M. mettroit à cette affaire, et surtout pour empêcher que la mort de M. de Voltaire ne fit époque dans l'hist. des follies humaines. Si S. M. agréeoit ce plan les ordres donnés à m. Amelot, et à son subdélégué seroient révoqués et je leur ferois entendre qu'ils s'agissoit d'arrêter quelqu'un qui devoit venir dans ces contrées et qui a pris une autre route.
Pardonnez moi mgr ce que je vais avoir l'hr d'ajouter à ce long détail, et si vous trouvez que je traite ceci trop en politique, croyez qu'à force de vivre au milieu des grandes scènes de l'Europe et de voir les hommes dans les extrêmes en tout point depuis la Suede jusqu'en Sicile j'ai dû m'accoutumer à regarder froidement tout ce qui agite et trouble la société. J'ai vécu avec ceux qu'on appelle les Philosophes, et je vous proteste que je n'en ai pas trouvé quatre qui donnassent leur diner pour toutes les vérités du monde. Le zèle peu prudent des Ecclésiastiques, l'envie de dominer, la jalousie entre gens qui courent la carière littéraire, ont fait tout ce qu'il falloit depuis quinze ans pour donner un ensemble à cette prétendue secte qui n'en sera naturellement jamais une. M. de Voltaire, à qui sa célébrité a valu d'être cité comme chef, en est méprisé comme philosophe, et le leur rend bien. Lui mort il n'y a pas un homme en état de jouer le même rôle. En ayant l'air de remordre cette Idole dans le tombeau on risque d'exciter l'enthousiasme autour [du] nom d'un homme qui n'aura plus d'envieux, et de former un corps des gens que leur orgueil et leur paresse tient jusqu'à présent isolés.
Le R. de Prusse, la Czarine et quelques autres Princes se mettroient alors manifestement à la tête de cette société antichrétienne, elle prendroit l'essort sous leur protection, et qui sçait s'il n'en résulterait pas de grands maux. En paroissant aucontraire ne pas faire attention à l'influence que m. de Voltaire a eûe sur les esprits, la chaleur de ces disputes s'éteindra. Il y aura toujours des incrédules, mais il sera aisé de leur imposer silence où leur peu de célébrité ne les rendra pas dangereux. Déjà même M. de Voltaire malgré sa supériorité a bien de la peine à se faire lire à force d'avoir rebattu les matières de religion. Je suis persuadé Mgr que votre expérience vous a convaincu des principes qui me guident. Le sang des martirs a répandu le Christianisme et toute secte que les Princes on méprisée s'est éteinte.
Si S. M. demandois quel est l'homme qui croit pouvoir lui exposer une façon de penser aussi peu ordinaire je vous supplierois de lui dire que c'est un des sujets le plus fortement et le plus constamment dévoué à son service, que Mgr le Dauphin et Made la Dauphine ses augustes Père et mère honoroient de bontés particulières jusqu'à l'appeller quelquefois dans leur cabinet, qui leur a toujours dit la vérité, même contre les opinions qu'on supposoit croire leur être chères, et qui toute les fois qu'il sera àportée de mettre quelque affaire sous ses yeux s'exprimer avec cette franchise si convenable quand on n'a en vue que le bien de l'état, et le bonneur et la gloire du monarque.
J'ay l'hr&c.