1774-07-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Il vaut cent mille fois mieux, monsieur, être à Chantelou qu'à Mouson.
Votre vieux malade de Ferney que vous avez regaillardi par vos lettres, achèvera tout doucement sa petite carrière à Ferney, quoiqu'on le presse de venir badauder à Paris. Il serait fort aise d'entendre l'Iphigénie de Gluck; mais il n'est pas homme à faire cent lieues pour des doubles croches; et il craint plus les sots propos, les tracasseries, les inutilités, la perte du temps, qu'il n'aime la musique.

Quand vous serez dans ce vaste tourbillon, vos lettres me tiendront lieu de tous les plaisirs qu'on cherche dans le fracas du monde: je verrai mieux ses sottises par vos yeux que par les miens qui sont très affaiblis par mes quatrevingts ans. Ecrivez moi de Paris, et je renonce à Paris.

Vous savez que ce n'est que par vous que j'ai été instruit de l'état des choses. Je sais un peu l'histoire de France, mais je ne savais rien du temps présent. J'étais assez instruit que l'ancien parlement, tuteur des rois, avait banni du royaume Charles VII, l'un de ses pupilles, qu'il avait fait brûler en place de Grève la maréchale d'Ancre comme sorcière, qu'il mit à cinquante mille écus la tête d'un cardinal premier ministre, que messieurs Culet, Gratau, Martinau, Crépin, Quatre-sous, Quatre-hommes &c. chassèrent deux fois leur pupille Louis XIV de Paris, et son petit frère, et leur pauvre mère. Je savais même qu'ils voulaient me faire pendre pour avoir rapporté quelques uns de ces faits dans le siècle de Louis XIV. Je bénis dieu et celui qui nous a défaits de messieurs. Mais je ne l'ai jamais vu, je ne le connais point. Quand je vous dis que je ne le connais point, ce n'est pas de dieu dont je parle; c'est de l'homme qui a détruit messieurs et qui nous a délivré de la vénalité de la justice. Je ne lui ai jamais rien demandé.

Il n'y a qu'un seul homme en France à qui j'aie demandé des grâces. Il me les a toutes accordées. J'en conserverai vif ou mort une reconnaissance inviolable. Je le regarderai toujours comme le premier homme de l'état, quand il y aurait autant de Dubar.. que Salomon avait de concubines. J'ai toujours pensé de même; et s'il en doute, je l'aime au point de ne pouvoir lui pardonner.

Je vous demande pardon de vous parler de tout cela; mais j'ai le cœur plein, il faut que je débonde.

Je ne vous dirai rien de ce qu'on fait à Paris, parce que probablement on n'y sait ce qu'on fait ni ce qu'on dit; et j'attendrai pour avoir des notions justes que vous soyez dans ce pays là. Mais restez longtemps où vous êtes. Vous ne sauriez mieux faire; et quel que soit le séjour où vous portiez vos grâces, souvenez vous du vieux malade qui vous est attaché bien fort.

V.