[June 1774]
Recevez, monsieur, tous mes remercîments des choses flatteuses que votre amitié pour moi vous a inspirées sur l'éloge de m. de La Condamine.
Si cet ouvrage a quelque mérite, c'est d'être écrit simplement, & il est fâcheux d'être obligé de regarder cela comme un mérite.
J'ai saisi avec plaisir l'occasion de rendre justice à un vieillard illustre sur lequel tous les insectes de notre littératures s'acharnent avec tant de bassesse & d'indécence. Je n'ai pu dire qu'un mot de ses éléments de la philosophie neutonienne. Sans cela j'aurais fait observer que cet ouvrage est encore le seul où les hommes qui n'ont point cultivé les sciences puissent acquérir des notions simples & exactes sur le système du monde, & sur la théorie de la lumière; que ces éléments bien loin de renfermer des fautes grossières, comme l'ont imprimé des gens qui n'étaient pas en état de les entendre, ne renferment même aucune erreur qu'on puisse imputer à m. de Voltaire. Car s'il y en a quelques unes, ce sont des opinions qu'il a adoptées d'après le téjoignage des auteurs les plus accrédités. J'aurais pu faire observer encore que lorsque m. de Voltaire donna cet ouvrage, le premier des géomètres de l'Europe, Jean Bernoulli, combattait encore le neutonianisme; que plus de la moitié de l'Académie des sciences était cartésienne; que Fontenelle enfin, si supérieur à tous les préjugés de secte ou de nation, Fontenelle, qui n'avait pas trente ans lorsque le système de Neuton parut, & qui était du petit nombre de gens qui pouvaient l'entendre; que Fontenelle était resté opiniâtrement attaché à ses premières opinions. Si on ajoute à tout cela que le premier livre classique où l'on ait développé en France les théories de Neuton, ne parut que dix ans après l'ouvrage de m. de Voltaire, on ne peut se dispenser de convenir qu'il y avait bien du mérite, en 1738, à donner ce que notre illustre maître appelle avec tant de modestie son petit catéchisme d'attraction.
Vous avez raison de remarquer qu'on ne pardonna point alors au même homme d'avoir fait Zaïre, & de vouloir faire entendre Neuton. Mais il y a des gens plus difficiles, qui ne peuvent souffrir ceux même qui sont purement géomètres. L'abbé Des Fontaines était de ce genre; il dit quelque part que, quand l'esprit d'un géomètre sort d'un angle, il paraît presque toujours obtus; que tel géomètre ou physicien qui, dans son genre, est un aigle, est, en tout autre genre, ou un bœuf, ou un canard, ou un hanneton; trois sortes d'animaux qui ont l'honneur de partager la ressemblance de la plupart. Cet abbé Des Fontaines reprochait à Fontenelle son style, & l'accusait de corrompre le goût.
Ce journaliste a laissé une postérité nombreuse & digne de lui. Je lisais dans une de leurs rapsodies (car on peut en lire comme on s'arrête quelquefois dans les rues pour écouter les propos du peuple), j'y lisais donc que des problèmes n'immortalisaient personne; que si Pascal allait à la postérité, ce ne serait pas comme géomètre; & on citait pour exemple des géomètres qui n'ont pas été à la postérité, mm. Clairaut, Fontaine & Euler. Heureusement que, malgré la décision du critique, m. Euler est encore plein de vie & de génie; qu'il n'est pas mort & que son nom ne mourra point. Le même Aristarque décidait que m. d'Alembert était un géomètre sans invention. Cela vaut à peu près le jugement de l'abbé Des Fontaines, qui imprimait dans ses feuilles que Neuton n'avait point d'autre philosophie dans la tête que quelques termes de logique.
Peut on se fâcher après cela lorsque les mêmes gens trouvent plus de génie dans Suréna que dans Mahomet, & préfèrent le Brutus de Fontenelle à celui de m. de Voltaire? Tous ces jugements ne peuvent nuire ni à la philosophie ni aux beaux-arts; mais les délations & les calomnies nuisent à ceux qui cultivent la philosophie & les arts. Voilà ce qui est vraiment détestable; le reste n'est que ridicule.
Adieu, monsieur: aimez moi toujours; je compte avoir bientôt le plaisir de vous embrasser, en attendant celui de pleurer aux Barmécides, qui, malgré mes critiques dans lesquelles je persiste, sont un chef d'oeuvre d'éloquence.