Postdam, ce 15 mai 1774
Morival vous doit les plus grandes obligations.
Sans le connaître, son innocence seule a plaidé pour lui; et, rougissant de la barbarie des jugements prononcés dans votre patrie contre des légèretés qu’on ne saurait qualifier de crimes, vous embrassez généreusement sa défense. C’est se déclarer le protecteur des opprimés et le vengeur des injustices. Cependant, avec toute votre bonne volonté, il sera difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir la grâce de ce jeune homme. Quelques progrès que fasse la philosophie, la stupidité et le faux zèle se maintiennent dans l’église, et le nom de l’infâme est encore le mot de ralliement de tous les pauvres d’esprit, et de ceux que la fureur du salut de leurs concitoyens possède. Dans un royaume très-chrétien, il faut que les sujets soient très-chrétiens; et on n’en souffrira jamais qui manquent à saluer ou à s’agenouiller devant la pâte que l’on adore comme un dieu.
Le seul moyen d’obtenir grâce pour Morival est de lui persuader d’aller faire amende honorable devant la porte de quelque église, la torche à la main, de se faire fesser par les moines aux pieds du maître autel, et, au sortir de là, de se faire moine lui même. Ni vous, ni lui, ne fléchirez autrement ce clergé qui se dit le ministre du dieu des vengences, ni les juges auxquels rien ne coûte autant que de se rétracter.
Cependant l’entreprise vous fera honneur, et la postérité dira qu’un philosophe retiré à Ferney, du fond de sa retraite, a su élever sa voix contre l’iniquité de son siècle, qu’il a fait briller la vérité aux pieds du trône, et contraint les puissants de la terre à réformer les abus. L’Arétin n’en a jamais fait autant. Continuez à protéger la veuve et l’orphelin, l’innocence opprimée, la nature humaine foulée sous les pieds impérieux de l’arrogance titrée; et soyez persuadé que personne ne vous souhaitera plus de prospérités que le philosophe de Sans-Souci. Vale.
Federic