Paris samedi 9 heures et demie du soir 26 févr. [1774]

Je ne sais, monsieur, si je serai le premier à vous informer de l’arrêt que le parlement vient de rendre, mais il est sûr au moins qu’il faudra avoir été bien vigilant pour me dévancer, car il n’y a pas tout à fait un quart d’heure que ce jugement est prononcé.
En voici la substance, telle qu’un homme aposté par moi pour m’en rendre compte, vient de me la donner:

• m. de Beaumarchais et madame Goezman blâmés,
• m. Goezman et Marin hors de cour,
• les s^rs Le Jay, Bertrand et Darnaud admonestés,

les mémoires supprimés, deffenses aux avocats d’en jamais signer de semblables. Pour cet article, il sera de facile éxécution, car je ne pense pas qu’on leur en présente d’aussi plaisants que ceux là.

Je vous avoüe que je n’entends rien du tout à l’arrêt. M. Goezman innocenté quand sa femme est flétrie; Baumarchais puni seulement du blâme, quand ses terribles accusations contre m. Goezman sont déclarées calomnies par la justification de ce magistrat. Je ne puis arranger tout cela dans ma tête et je vais voir ce que nos habiles gens en diront à souper, car il ne faut pas s’attendre que, de toute la soirée, on parle d’autre chose. Vouse savéz ce qu’un fiacre répondit au p^r président qui lui dit que la cour le blâmait, de l’humeur dont est Beaumarchais, je ne serais pas surpris qu’il eût répondu de même.

Je vous ai mandé ces jours derniers l’histoire de m^rs de Nassau et d’Esterhazy, le tribunal les a obligés de s’embrasser et à tirer, d’eux, parole d’honneur de ne plus se battre; m. de Nassau est parti le jour même pour aller passer le reste de l’hyvér dans ses terres. Pour m^de de Monglas que trois gardes conduisaient à Montpellier pour y être enfermée dans un couvent, voici ce qu’elle a fait: à la poste avant Montargis où on l’a fait coucher, elle a pris le moment où ses gardes étaient endormis comme ceux de qui vous savéz, vétüe d’un petit corset et d’un simple cottillon, munie de ses diamants et de quelqu’argent, elle a pris un cheval dans l’écurie, l’a elle même sellé et s’en est allée dessus au grand galop. On croit pourtant que tout cela ne s’est pas fait sans qu’elle ait gagné un valet d’écurie, mais il est certain que les gardes, à l’heure du départ, ont été fort consternés de ne la point trouver et que, comme elle avait, sur eux, six heures d’avance, ils n’ont pû la rejoindre. Nous espérons qu’elle se sera sauvée à Genêve, elle est jeune, très jolie, extrêmement aimable et mauvaise tête par excellence, je vous la recommande.

J’ai soupé hyer avec une genevoise qui ne m’a point su dire de vos nouvelles. C’était une truite de 25 livres dont les gourmands se sont crevés plustôt par air que par plaisir, car pour vous parler franc, je ne trouve pas qu’il y ait tant à se récrier sur l’excellence de vos truites et de vos hombres chevaliers, mais en revanche, je ne connais rien de bon comme vos perches dont on ne dit mot; les lacs et les villes sont, comme cela, remplis de gens de mérite, qui demeurent dans l’obscurité faute de prôneurs.

Dites encor que les Tourangeaux sont doux; ils viennent de faire une sédition de tous les diables; attroupés au nombre de 8000, ils ont pillé tous les batteaux chargés de bled qui s’en allaient, par la Loire, d’Orléans à Nantes; toute la maréchaussée du païs a été repoussée avec perte de 8 ou 10 cavaliers et l’on vient d’y faire marcher en hâte, les rég^ts de la Rochefoucault et de Berry.

Il n’est pas vrai que m. de la Chalotais ait eû la permission de rester à Vern, il est parti aujourd’hui pour être transporté au château de Loches, il n’a pas vû chez lui m^de de la Juglaie sa fille à qui les gardes ont interdit l’entrée de la maison; et deux cavaliers de garde, relevés chaque trois heures, ont toujours couché dans sa chambre. Il a 74 ans, la gravelle et il pisse le sang, on dit qu’il pourra bien mourir en chemin.

Je ne vois pas que les malades de m. Tissot lui fassent beaucoup d’honneur; il me semble que m. de Noyon et le c^te de Chabot sont en pire état qu’ils n’étaient, c’est qu’il faut être raisonnable et n’exiger de miracles de qui que ce soit, car bien certainement on n’en fait plus.

Adieu, monsieur, il ne se passe pas un jour sans que je parle de vous et je n’ai que faire de vous dire en quels termes. Mon admiration vous le dirait asséz quand ma reconnaissance ne vous en assurerait pas. L’une et l’autre seront toujours égales à la tendresse et au respect que j’aurai toute ma vie pour votre bonhommie, vos talents et vos vertus. Présentés, je vous en supplie, à m^de Denis tous mes hommages respectueux; on m’a dit que m. Neker pourrait lui faire parvenir mon petit présent. Savez vous qu’à mon retour, j’ai trouvé m^de du Deffand liée d’une grande amitié avec m. et m^de Neker que je ne connais pas, mais qu’on dit tous deux très honnêtes et gens d’esprit?

On m’apprend dans le moment que les mémoires de m. de Beaumarchais ont été brûlés par la main du bourreau.