1774-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Le vieux malade, Monsieur, plus vieux et plus malade que jamais, prèsque aussi sourd que La Condamine, prèsque aussi aveugle que Madame Du Deffant, vous écrit tout uniment par la poste comme vous l’avez voulu, et comme vous avez eu raison de le vouloir.
La voie dont il se servait était trop dangereuse. Vous me l’avez dit, et je l’ai bien éprouvé. Je vous dois mille remerciements. J’en ai dit quelque chose à vôtre digne confrère en secrétariat, mais je n’ai pas osé lui expliquer tout le problême. Je me flatte qu’il est aussi bien instruit que vous, et qu’il a trouvé l’équation tout d’un coup.

Voilà de ces choses qu’on ne devrait pas attendre dans la république des Lettres. Que d’infamies dans cette république! Il faut espérer que les deux secrétaires unis mettront tout sur un meilleur pied. Je suis un peu victime des brigands, soi-disant lettrés, mais je me console avec vous.

Le quatrième mémoire de Beaumarchais, ne laisse pas de donner de grandes lumières sur des choses dont vous m’aviez déjà parlé, et dont je vous prierais de m’instruire si vos occupations vous le permettaient. Ce Beaumarchais justifie bien les défiances que vous aviez. Malheureusement j’ai eu trop de confiance. Pour surcroit de peine il faut que je me taise. Celà gêne beaucoup quand on a de quoi parler, et qu’on aime à parler.

Ne vous gênez point, je vous en prie avec moi, si vous avez quelque chose à m’aprendre touchant l’homme dont vous vous êtes si justement défié.

Il me semble que La Condamine vous a laissé un beau canevas à remplir. Son histoire philosophique sera curieuse. On dit qu’il est mort d’une manière très antiphilosophique en se mettant entre les mains d’un charlatan qui l’a tué. Je sais bien que la pluspart des hommes meurent entre les mains des charlatans, soit empiriques, soit autres. Dieu me préserve de tous ces gens là! Je serai bientôt dans le cas.

Adieu, Monsieur, jouïssez en paix de la vie, de vôtre réputation, et de vôtre vertu.

Si vous me faittes l’honneur de m’écrire je vous prie d’adresser vos lettres à Gex.

Raton