1773-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Je vous dois, monsieur, quatre remerciements pour vos quatre faveurs qui sont deux lettres charmantes, votre hymne sur st Nicolas qui devrait être chanté dans toutes les églises, et vos douze perroquets de la cour d'Auguste.

A l'égard de st Nicolas par lequel il faut commencer puisqu'il est votre patron, il mérite sans doute tout le bien que vous dites de lui; car pendant sa vie il ressuscitait tous les matelots qui s'avisaient de mourir sur mer, et après sa mort son portrait étant tombé entre les mains d'un Vandale qui ne croyait pas en dieu, ce Vandale allant en voyage pria le portrait de lui garder son argent comptant. A peine fut il parti que des voleurs vinrent prendre le magot. Le Vandale de retour battit l'image de Nicolas et la jeta dans la rivière. Nicolas descendit du haut du ciel, repêcha son image, la rapporta au Vandale avec son argent: Apprenez, lui dit il, à ne plus battre les saints. Le cousin qui baptisa le cousin n'a jamais rien fait de plus beau.

Made la maréchale de Luxembourg me paraît avoir raison. Emporter le chat signifie à peu près faire un trou à la lune. Les savants pourront y trouver quelques petites différences: ils diront qu'emporter le chat signifie simplement partir sans dire audieu, et faire un trou à la lune veut dire s'enfuir de nuit pour une mauvaise affaire. Un ami qui part le matin de la maison de campagne de son ami, a emporté le chat; un banqueroutier qui s'est enfuit, a fait un trou à la lune. Voilà tout ce que je sais sur cette grande question.

L'étymologie du trou à la lune est toute naturelle pour un homme qui s'est évadé de nuit. A l'égard du chat, cela souffre de grandes difficultés. Made de Moncornillon à qui dieu faisait voir toutes les nuits un trou à la lune, ce qui marquait évidemment qu'il manquait une fête à l'église, n'emporta point le chat. C'est bien dommage que le grand Moncrif, favori de la reine et des chats, soit mort à mon âge, il aurait assurément éclairci cette question importante.

Je vois, monsieur, que vous êtes dans le temple de Cérès aussi bien que dans celui de l'honneur et de la félicité. Vingt charrues à la fois sont sans doute un plus beau spectacle que vingt opéras médiocres qui auraient fait bâiller Cérès et Triptolème. J'ai eu une fois l'insolence de faire marcher sept charrues de front dans un champ de mes déserts d'où je n'écris point de tristes de Ponto. Il n'appartient point à Naso d'avoir autant de charrues que Pollio.

Je sais qu'il y a quelques Juifs dans les colonies anglaises. Ces marrauds là vont partout où il y a de l'argent à gagner, comme les Guèbres, les Banians, les Arméniens courent toute l'Asie, et comme les prêtres isiaques venaient sous le nom de Bohèmes voler des poules dans les basses-cours, et dire la bonne aventure. Mais que ces déprépucés d'Israël qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephtali ou d'Issachar, cela est fort peu important. Ils n'en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe.

Il me reste à vous dire ce que je pense du procès de Beaumarchais: je crois ne m'être pas trompé sur le procès du comte de Morangiés, du général Lalli, de Calas, de Sirven et de Monbailli. Je me suis fait Perrin Dandin; je juge les procès au coin de mon feu, et j'ai jugé celui de Beaumarchais dans ma tête: mais je me garderai bien de prononcer tout haut mon jugement. Je prévois déjà que messeiurs ne seront pas tout à fait de mon avis tout haut, quoique dans le fond du cœur, ils en soient tout bas.

Je crois, monsieur, avoir répondu tant bien que mal à tous vos articles. Mais il y en a un qui me tient bien plus au cœur, c'est celui de l'espérance que j'ai de vous revoir si jamais vous allez consulter Tissot, ou si votre régiment est en Franche Comté.

Conservez vos bontés pour le vieux bavard malingre.