1773-05-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à François de Chennevières.

Mon ancien ami, nous sommes très sensibles mde Denys et moi à votre souvenir.
Je suis surtout très flatté que vous cultiviez toujours les lettres; elles vous rendront votre retraite encore plus agréable. Mais vous avez sur moi deux grands avantages; le premier est la santé et le second la proximité de Paris; vous êtes à portée de tous les plaisirs auxquels j’ai renoncé depuis longtemps; vous avez sans doute une petite loge à l’opéra, et nous n’en avons qu’à l’opéra comique d’auprès de Genève; vous pouvez voir les tableaux du Salon et nous avons à peine un barbouilleur; vous avez vu le beau pont de Neuilly et nous n’avons que des vieux ponts de planches pourries; vous avez le plus brillant voisinage et nous ne pouvons nous vanter d’une pareille société: enfin vous faites encore des vers et je n’en fais plus. Je ne sais si vous commencez à grisonner, mais j’ai bientôt quatre-vingt ans. Vous vous portez bien et j’ai été sur le point de mourir. Vous me félicitez sur le retour de ma santé et je suis aussi mal que j’étais, d’ailleurs un peu sourd, un peu aveugle, très impotent, quoi qu’on dise je ressemble comme deux gouttes d’eau à une momie d’Egypte mal conservée.

Je conclus de tout cela que vous êtes bien généreux d’envoyer des vers de votre royaume de Chenevieres à ma solitude des Alpes, je ne puis que vous remercier de vos bienfaits mais non pas y répondre.