Berlin, ce 12 janvier 1772
Je conviens que je me suis imposé l'obligation de vous instruire sur le sujet des confédérés que j'ai chantés, comme vous l'avez été d'exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les éclaircissements nécessaires sur la Henriade.
Vous saurez donc que mes confédérés, moins braves que vos ligueurs, mais aussi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible attentat entrepris et manqué contre le roi de Pologne s'est passé (à la communion près) de la manière qu'il est détaillé dans les gazettes. Il est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en avait prêté le serment à Pulawski, maréchal de confédération, devant le maître-autel de la vierge, à Czenstochow. Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre de Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poème (si vous voulez l'appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit; je ne le jugeais pas proper à entrer dans un ouvrage où règne d'un bout à, l'autre un ton de plaisanterie et de gaieté; cependant je n'ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j'en ai dit deux mots, en passant, au commencement du chant cinquième; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m'amuser, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste. J'ai poussé la licence plus loin; car, quoique la guerre dure encore, j'ai fait la paix d'imagination pour finir, n'étant pas assuré de ne pas prendre la goutte lorsque ces troubles s'apaiseront. Vous verrez, par le troisième et quatrième chant que je vous envoie, qu'il n'était pas possible de mêler des faits graves avec tant de sottises. Le sublime fatigue à la longue, et les polissonneries font rire. Je pense bien comme vous que plus on avance en âge, plus il faut essayer de se dérider. Aucun sujet ne m'aurait fourni une aussi abondante matière que les Polonais; c'est le dernier peuple de l'Europe; il n'y a chez ces Sarmates d'aujourd'hui ni sagesse ni connaissance ni courage ni vertu. Montesquieu aurait perdu son temps à trouver chez eux les principes des républiques ou des gouvernements souverains. Ni honneur ni vertu, au lieu de cela la plus crasse débauche, le plus vil intérêt, l'orgueil, la bassesse et la pusillanimité semblent être les seuls fruits que porte ce gouvernement anarchique. Au lieu de philosophes, vous n'y trouvez que des esprits abrutis par la plus stupide superstition, et des hommes capables de tous les crimes que des lâches peuvent commettre. Le corps de la confédération n'agit pas par système. Ce Pulawski, dont vous aurez vu le nom dans mes rapsodies, est proprement l'auteur de la conspiration tramée contre le roi de Pologne. Il a été page du prince Charles de Saxe et c'était pour placer ce prince sur le trône qu'il a tramé cet horrible complot. Les autres confédérés rejettent ce prince et, regardant le trône comme vacant, quoique rempli, les uns y veulent placer le landgrave de Hesse, d'autres lélecteur de Saxe, d'autres encore le prince de Teschen. Tous ces partis différents ont autant de haine l'un pour l'autre que les jansénistes, les molinistes et les calvinistes entre eux. C'est pour cela que je les compare aux maçons de la tour de Babel. Le crime qu'ils viennent de tenter ne les a pas décrédités chez leurs protecteurs, parce qu'en effet beaucoup de ces confédérés l'ont ignoré; mais, qu'ils aient des protecteurs ou non, ils n'en sont pas plus redoutables, et, par les mesures que votre souveraine vient de prendre, dans peu leur mauvaise volonté sera confondue.
Il semble que, pour détourner mes yeux des puérilités polonaises et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur, la reine de Suède, ait pris ce temps pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille; je m'en suis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu'elle donne à la perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes d'amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la plus grande part, Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait que vous manquiez à Berlin. Je lui ai répondu qu'ily avait seize ans que je m'en apercevais. Cela n'a pas empêché que nous n'ayons fait des vœux pour votre conservation, et nous avons conclu, quoique nous ne vous possédions pas, vous n'en étiez pas moins nécessaire à l'Europe. Laissez donc à la Fortune, à l'Amour, à Plutus, leur bandeau; car ce serait une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l'Europe fût aveugle lui même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots. J'en fais amende honorable au dieu du goût qui siége à Ferney; je le prie de m'inspirer, et d'être assuré qu'en fait de belles lettres, je crois ses décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale.
Federic