1771-03-16, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a longtemps que je vous aurais répondu, si je n'en avais été empêché par le retour de mon frère Henri, qui revient de Russie et, plein de ce qu'il y a vu digne d'admiration, ne cesse de m'en entretenir: il a vu votre souveraine; il a été à portée d'applaudir à ses qualités qui la rendent si digne du trône qu'elle occupe, et à ses qualités sociables qui s'allient si rarement avec la morgue et la grandeur des souverains.

Mon frère a poussé, par curiosité, jusqu'à Moscou; et partout il a vu les traces de grands établissements par lesquels le génie bienfaisant de l'impératrice se manifeste. Je n'entre point dans des détails qui seraient immenses, et qui demandent pour les décrire une plume plus exercée que la mienne. Voilà pour m'excuser de ma lenteur. J'en viens à présent à vos lettres.

Voyez la différence qui est entre nous: moi, avorton de philosophe, quand mon esprit s'exhale, il ne produit que des rêves; vous, grand prêtre d'Apollon, c'est ce dieu même qui vous remplit, et qui vous inspire ce divin enthousiasme qui nous charme et nous transporte. Je me garde donc bien de lutter contre vous, de crainte que je n'eusse le sort d'un certain Israël qui, s'étant compromis contre un ange, en eut une hanche démise.

Je viens à vos Questions encyclopédiques, et j'avoue qu'un auteur qui écrit pour le public ne saurait assez le respecter, même dans ses faiblesses. Je n'approuve point l'auteur de la Préface du Fleury abrégé; s'il s'exprime avec trop de hardiesse, il avance des propositions qui peuvent choquer les âmes pieuses; et cela n'est pas bien. Ce n'est qu'à force de réflexions et de raisonnements que l'erreur se filtre, et se sépare de la vérité; peu de personnes donnent leur temps à un examen aussi pénible, et qui demande une attention suivie. Avec quelle clarté qu'on leur expose leurs erreurs, ils pensent qu'on les veut séduire; et, en abhorrant les vérités qu'on leur expose, ils détestent l'auteur qui les annonce.

J'approuve donc fort la méthode de donner des nasardes à l' infâme en la comblant de politesses.

Mais voici une histoire dont le protecteur des capucins pourra régaler son saint et puant troupeau.

Les Russes ont voulu assiéger le petit port de Czenstochow, défendu par les confédérés; on y garde, comme vous savez, une image de la sainte et immaculée reine du ciel. Les confédérés, dans leur détresse, s'adressèrent à elle pour implorer son divin appui; la vierge leur fit un signe de tête, et leur dit de s'en rapporter à elle. Voilà déjà les Russes qui se préparent pour l'assaut; ils s'étaient pourvus de longues échelles avec lesquelles ils avancent, la nuit, pour escalader cette bicoque. La vierge les aperçut, appelle son fils, et lui dit: Mon enfant, ressouviens toi de ton premier métier; il est temps d'en faire usage pour sauver ces confédérés orthodoxes.

Le petit Jésus se charge d'une scie, il part avec sa mère; et, tandis que les Russes avancent, il leur scie lestement quelques barres de leurs échelles; et, en riant, il se transporte par les airs avec sa mère à Czenstochow, et il rentre avec elle dans sa niche.

Les Russes cependant appuient leurs échelles aux bastions; jamais ils ne purent y monter, tant les échelles étaient raccourcies. Les schismatiques furent obligés de se retirer. Les orthodoxes entonnèrent un te deum; et depuis ce miracle, la garde-robe de notre sainte-mère et son cabinet de curiosités augmentent à vue d'œil par les trésors qui s'y versent, et que le zèle des âmes pieuses augmente en abondance.

J'espère que jusqu'aux poux de vos capucins se feront une fête en apprenant le beau miracle, et qu'ils ne manqueront point de l'ajouter à ceux de sa légende, qui de longtemps n'a pas été aussi bien recrutée.

Il court ici un Testament politique qu'on vous attribue; je l'ai lu, mais je n'y ai pas été trompé comme les autres, et je prétends que c'est l'ouvrage d'un je ne sais qui, d'un quidam, qui vous a entendu, et qui s'est flatté d'imiter assez bien votre style pour en imposer au public; je vous prie, un petit mot de réponse sur cet article.

Le pauvre Isaac est allé trouver son père Abraham en paradis; son frère d'Eguille, qui est dévot, l'avait lesté pour le voyage; et l' infâmeérige des trophées.

Qu'on ne vous en érige pas de longtemps: votre corps peut être âgé, mais votre esprit est encore jeune, et cet esprit fera encore aller le reste. Je le souhaite pour les intérêts du Parnasse, pour ceux de la raison, et pour ma propre satisfaction. Sur quoi je prie le grand dieu de la médecine, votre protecteur, le divin Apollon, de vous avoir en sa sainte et digne garde.

Federic