1771-12-27, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].

Nous venons de perdre, mon illustre maître, un excellent homme dans monsieur Helvétius.
Il mourut hier, à onze heures du matin, d'une goutte remontée (à ce que l'on croit). Il laisse une fortune considérable et deux filles à marier. La raison n'avait pu altérer en lui la bonté de l'instinct. Il voyait la société avec les yeux de Timon, et il y portait l'âme de Socrate. Il croyait ne pas croire au désintéressement et à l'amitié, et il était lui même très généreux et très bon ami. Il faisait, m'a-t-on dit, mille écus de pension à Marivaux; il en faisait autant, à ce qu'on assure, à un homme de lettres estimable qui lui survit. L'étude et la méditation l'auraient gâté, si un aussi bon naturel n'avait pas été incorruptible.

Son esprit semblait n'avoir jamais consulté son cœur, et heureusement son cœur avait encore moins consulté son esprit. Passez moi ce jeu de mots, qui rend assez bien mon idée. Il n'y a pas d'exemple de mœurs plus simples et plus honnêtes. Il était bon père, bon époux, philosophe pratique et d'un caractère d'autant plus louable, qu'il faisait violence à son caractère naturellement inquiet et facile à s'effaroucher. Sa perte est sensible à tous les gens de lettres estimables; elle est cruelle pour ses amis; et, à ses funérailles, on n'a entendu que ces mots: Il a passé sa vie à faire du bien, et il n'a jamais fait de mal à personne.

Casta domus, luxuque carens; corruptaque nunquam
Fortuna domini.

Notre bon baron d'Holbach et l'abbé Morellet sont dans la douleur. Pour moi, je végète languissamment depuis ma dernière maladie. Mon estomac et mes entrailles ne peuvent se rétablir.

J'ai dit adieu à Grétry et à l'opéra comique. Je travaillerai cette année au supplément de l' Encyclopédie, et pour cela, mon illustre maître, j'ai grand besoin de vos lumières.

Ma voisine, mademoiselle Clairon, est comme moi presque toujours malade; elle a été bien sensible à votre souvenir et à votre amitié. Nous avons lu ensemble les lettres de Memmius, le discours d'Anne Dubourg, les Pourquoi, et nous avons beaucoup de mains protectrices de l'innocence et de la vérité. O mon cher maître, le bel emploi que vous avez pris dans ce malheureux monde, et qu'il est glorieux de le remplir comme vous faites! Vous serez pour le génie et pour l'âme un homme bien extraordinaire dans tous les siècles. Le vôtre ne vous méritait pas.