1771-09-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Bordes.

Mon cher philosophe, j'ai eu l'honneur de voir votre filleule, et j'ai reconnu son parrain: elle en a l'esprit et les grâces.
Que n'êtes vous le parrain de toute la ville de Lyon! J'ai presque oublié mon âge et mes souffrances en voyant made de Labévière.

On m'a mandé qu'on avait puni dans Lyon d'un supplice égal à celui de Damiens, un homme qui avait assassiné sa mère, que ce spectacle attira une foule prodigieuse, et que le lendemain, quand on pendit un pauvre diable, il n'y eut personne. Cela fait voir évidemment pourquoi l'on court depuis quelque temps aux tragédies dans le goût anglais.

Je viens d'apprendre que vous n'avez point reçu des Questions qu'il n'appartient qu'à vous de résoudre, et qu'un genevois qui s'était chargé de vous les rendre, n'a point passé par Lyon comme il m'en avait flatté; je répare cette faute, et j'en commets peut-être une plus grande en vous envoyant des choses peu dignes de vous. Mais si l'auteur des Questions pense peu, il pourra vous faire penser beaucoup. Il y a bien des morceaux où il ne dit rien qu'à moitié; et vous suppléerez aisément à tout ce qu'il n'a osé dire.

Vous m'attribuez, mon cher philosophe, trop de talents dans vos jolis vers. Vous prétendez

Qu'avec trop de largesse
De m'enrichir la nature a pris soin.
— Peu de ducats composent ma richesse,
Mais ils sont tous frappés à votre coin.

Il me semble que je pense absolument comme vous, sur tous les objets qui valent la peine d'être examinés.

Ayez bien soin de votre santé, c'est là ce qui en vaut la peine. Je vous embrasse sans cérémonie. Les philosophes n'en font point, les amis encore moins.