1771-04-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Je vous crois à présent, mon cher neveu, à vôtre terre d'Hornoy.
Vous ne faittes que d'entrer dans le monde que je vais bientôt quitter. Vôtre avenir ne peut être qu'heureux et il n'en est point pour moi. Vous n'avez essuié que de petits malheurs honorables, et j'ai perdu la santé et la vue. Je prends la vie et la mort en patience. Traittez de même, mon cher ami, les petites épines que vous avez trouvées dans le commencement de vôtre carrière.

Convenez, entre nous, que votre corps avait été trop loin. Convenez que s'obstiner à vouloir entacher un pair du roiaume dont le roi approuvait toute la conduite, c'était vouloir entacher le Roi lui même.

Convenez qu'on a pu dire de certaines compagnies comme dans les plaideurs,

L'esprit de contumace est dans cette famille.

Voilà l'origine de cette grande fermentation qui est dans Paris et dans les provinces. Mon cher ami, cette maladie passera, car tout passe.

Voulez vous que je vous parle franchement? Nous ne sommes pas dignes d'être libres. Lisez attentivement l'histoire de France, et vous verrez que les compagnies à commencer par la Sorbonne, et à finir par les Jesuites n'ont jamais fait que des sottises. Nous sommes de jolis enfans qui avons besoin d'être menés.

Je ne crois point que le roi puisse reculer aprês les démarches qu'il a faittes. Une telle molesse et une telle inconséquence lui ôteraient pour jamais l'estime de l'Europe.

Donnez vous la peine de lire l'écrit de la main de Louis 14 qui est dans la bibliothèque du Roi, et que j'ai raporté dans l'histoire du siècle, On peut demeurer sans se déterminer, mais dès que l'on se fixe l'esprit à quelque chose, et qu'on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre et s'y tenir; c'est ce qui m'a fait réussir dans tout ce que j'ai entrepris.

Il est donc très vraisemblable, mon cher neveu, que le Roi persistera dans ses mesures, car si le gouvernement molissait, il serait perdu.

Je suis sûr que l'amitié de mes deux neveux ne sera point altérée. Vous savez que l'abbé Mignot a toujours pensé d'une manière uniforme. On ne peut lui reprocher d'avoir persisté dans une opinion qu'il croit bonne. Vous êtes tout deux très vertueux chacun dans vôtre sistême; ainsi vous serez toujours unis.

Quand l'envie vous prendra d'avoir ce qu'on appelle en France un office, qui ne procure au bout du compte qu'un dessus de lettre, celà ne sera pas difficile. C'est selon moi, et je crois selon vous, un médiocre avantage, de se faire annoncer dans une maison, Monsieur le grand audiancier, Monsieur le grand maître des eaux et forêts. Les Anglais sont plus sages que nous, on ne leur écrit pas même à Monsieur Jakson, membre du parlement. Nous sommes pétris d'illusions, mais avec une fortune honnête et une femme plus honnête encor, qui vous aime de tout son cœur, on peut être aussi heureux que la chétive nature humaine le comporte.

Pardonnez au radotage d'une vieillard. Vôtre tante made Denis pense tout comme moi, et ne radote point. Nous vous embrassons tout deux très tendrement, durate et vosmet rebus servate secundis.