1771-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Philippe Antoine de Claris, marquis de Florian.

La nature et la fortune nous traitent tous bien mal.
Il est triste d’avoir à combattre à la fois deux puissances aussi formidables. Made de Florian languissante et malade encor, son fils confiné avec sa femme dans un pauvre village à plus de cent lieues de vous, made Denis au mont Jura avec une très mauvaise santé, moi chétif devenu aveugle et attaqué de la goute, ma colonie qui commençait à prospérer, frappée d’un coup de foudre, tout presque détruit en un moment, des dépenses immenses perdues: quand tout cela se joint ensemble, c’est un amas d’infortunes dont il est bien difficile de se tirer.

Je ne sais pas comment finira l’affaire du parlement, mais j’oserais bien dire que les compagnies font de plus grandes fautes que les particuliers, parce que personne n’en répondant en son propre nom, chacun en devient plus téméraire. Il m’a toujours paru absurde de vouloir inculper un pair du royaume, quand le roi dans son conseil a déclaré que ce pair n’a rien fait que par ses ordres, et a très bien servi. C’est, au fond, vouloir faire le procès au roi lui même; c’est de plus, se déclarer juge et partie, c’est manquer, ce me semble, à tous les devoirs. Enfin lorsque dans le militaire deux cents mille hommes obéissent au moindre mot, je ne vois pas pourquoi des gens en robe n’obéiraient jamais.

Je vous avoue encor que j’ai sur le cœur le sang du chevalier de La Barre et du comte de Lalli. Heureusement d’Ornoi n’y a point trempé ses mains. Mais ceux qui ont à se reprocher ces cruautés dont l’Europe est indignée, sont ils bien à plaindre d’être à la campagne? Il y a dix-sept ans que j’y suis, et je n’ai pourtant assassiné personne.

Le setier de bled, mesure de Paris, vaut toujours chez nous environ vingt écus. C’est un très petit malheur pour moi, mais c’en est un fort grand pour le peuple.

Vous savez sans doute qu’on a suspendu cette année les appointements des inspecteurs. Messieurs de Maillebois, d’Hérouville et de Maillé sont chargés de mettre un ordre nouveau dans tous les départements de la guerre. Le maréchal de Broglie a le gouvernement de Metz, m. de Maillebois celui de Bethune, le mal de Brissac celui de la Saintonge. Ce n’est pas à moi à vous apprendre des cavernes du mont Jura tout ce qui se passe dans les grottes qui sont entre Amiens et Abbeville.

Je vous embrasse tous deux tendrement, et je suis désespéré de n’être d’aucun secours à ma niéce.