1770-07-28, de Frederick II, king of Prussia à Jean Le Rond d'Alembert.

Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il s'est érigé lui même, ses ouvrages, qui subsisteront plus long temps que la Basilique de st Pierre, que le Louvre et tous ces bâtimens que la vanité humaine consacre à l'éternité.
On ne parlera plus françois, que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui lui aura succédé. Cependant, rempli du plaisir que m'ont fait ses productions si variées, et chacune si parfaite en leur genre, je ne pourrois sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me faites de contribuer au monument que lui élève la reconnoissance publique. Vous n'avez qu'à m'informer de ce qu'on exige de ma part, je ne refuserai rien pour cette statue, plus glorieuse pour les gens de lettres qui la lui consacrent, que pour Voltaire même. On dira que dans ce dix huitième siècle où tant des gens de lettres le déchiroient par envie, il s'en est trouvé d'assez nobles, d'assez généreux, pour rendre justice à un homme de génie et de talens supérieurs à tous les siècles, que nous avons mérité de posséder Voltaire; et la postérité la plus reculée nous enviera encore cet avantage. Distinguer les hommes célèbres, rendre justice au mérite, c'est encourager les talens & les vertus. C'est la seule récompense des belles âmes; Elle est bien due à tous ceux qui cultivent supérieurement les lettres, elles nous procurent les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps, elles adoucissent les mœurs les plus féroces, elles répandent leur charmes sur tout le cours de la vie, elles rendent notre existence supportable et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent et qui ont le bonheur en France d'y réussir; ce sera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra grâce du siècle futur, pour quelques actes Welches & Herules qui pourroient flétrir votre patrie.

A dieu, mon cher d'Alembert, portez vous bien jusqu'à votre tour votre statue vous soit élevée. Sur ce, je prie dieu, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic