1770-06-22, de Pierre Lullin à Jacques Necker.

Mr,

Le 17 de ce mois Mr Le Résident de France se plaignit à Mr le Sindic de la garde qu'on avoit insulté à la porte de Cornavin un domestique de Mr de Voltaire sous le prétexte de visiter sa charette, que le Sergent et le Visiteur avoient vomi mille injures contre Mr de Voltaire en présence de beaucoup de personnes, & il demanda que ces gens là fussent punis exemplairement: Mr le Sindic de la garde s'empressa de lui répondre qu'il feroit informer en diligence du fait, & le pria d'indiquer les témoins, et Mr le Résident le même jour indiqua quelques personnes, et en particulier son Cocher et le domestique de sa soeur, & pressa de nouveau de traiter cette affaire avec sévérité & promtitude, en ayant disoit-il de fortes raisons: effectivement il avoit reçû une lettre de Mr Voltaire très pressante, il disoit qu'il en écriroit à Mr Le Duc de Choiseul, & que dans la dispute on avoit aussi lâché quelque injure contre lui, cependant Mr le Résident n'en a porté aucune plainte.

Mr Le Résident ayant consenti que ses gens fussent ouïs, il ont été entendus, & le domestique de Mr de Voltaire est venu et a déclaré qu'un homme l'avoit arrèté à la porte de Cornavin pour voir ce qu'il portoit, disant, Vous portés du pain pour les grimaux, que cet homme regarda dans le tombereau où il y avoit une petite caisse, qu'il voulut l'ouvrir mais qu'il ne voulut pas y consentir, qu'alors le visiteur appella le Sergent de garde, qui étant venu avec quelques soldats lui dit, Descendés, vous ètes un coquin, si vous ne descendés pas je vous casserai ma canne sur les épaules, qu'il l'empoigna au collet pour le faire tomber, disant aux soldats, Prenés moi ce coquin là pour le faire descendre, qu'il répondit, je ne descendrai pas, si vous voulés me faire descendre conduisés-moi chés Mr le Résident, que le Sergent répondit qu'il ne s'embarassoit pas de Mr le Résident, qu'il n'avoit rien à leur commander, qu'il descendit de sa charette, & que le Sergent dit, C'est ce gueux là qui est chés ce gueux de Voltaire; sur quoi il demanda de nouveau d'être conduit chés le Résident, et qu'il entendit une voix sans pouvoir déterminer de qui elle partoit, qui disoit, Allés vous en grater le cul avec Mr le Résident, il n'a rien à nous commander, il faut le conduire à mr le Sindic de la garde, qu'il fut conduit au Capitaine, que là le visiteur se plaignit qu'il l'avoit traité de gapian, qu'il convint effectivement qu'il s'étoit servi de ce terme de gapian, que lorsque le visiteur lui dit, Si j'allois en France ne m'en feriés-vous pas autant? qu'il lui répliqua qu'il n'étoit pas un gapian.

Vous observerés, Monsieur, que le domestique par cette déclaration convient d'avoir résisté à la garde, & d'avoir dit au Consinateur gapian qui est une invective usitée dans le Païs de Gex pour insulter les Emploïés: il est nécessaire de vous informer que depuis que le bled est devenu à un prix excessif, on débite ici chés nos Boulangers une quantité incroïable de pain, & comme ils reçoivent le bled de la Seigrie, la Chambre des bleds peut s'épuiser, parce qu'au prix où est le bled, les particuliers qui achètent du pain dont nous n'avons pas haussé le prix, font un profit considérable, comme on est dans la disette dans tout le voisinage, on a donné des ordres pour que chaque païsan ne pût sortir de la ville que sept livres de pain: & ces ordres sont exécutés avec la plus grande exactitude, on fouïlle indistinctément toutes les voitures qui sortent vuides.

Le Domestique de Mr de Voltaire, & sa charette ont dû nécessairement être fouïllés, comme tout le monde. D'ailleurs il étoit suspecté depuis quelque tems de sortir du pain en cachette.

Les témoins ouïs en l'information chargent effectivement le Sergent & le consinateur, mais aucun ne dépose qu'on ait proféré aucune parole injurieuse contre mr le Résident, et en particulier son Cocher, et le domestique de sa soeur n'en disent rien.

Le Conseil a condamné le Sergent à trois jours de prison, & à une griève censure; le Consinateur a été censuré par mr le Sindic de la garde d'ordre du Conseil: Mr le Conseiller Baraban chargé d'en informer Mr le Résident a raporté qu'il avoit été satisfait de ce jugement, qu'il en informeroit mr de Voltaire, & Mr. le Résident dit à Mr Baraban, qu'il feroit bien d'écrire luimême à Mr de Voltaire. Il s'y refusa, Mr le Résident insista au moins pour que Mr l'Auditeur Bandol écrivit, puisqu'il avoit fait l'information: Mr Baraban fit observer à Mr le Résident que le Conseil pouvait demander justice du domestique qui avoit résisté à la garde, & qui avoit insulté le Visiteur.

Le Conseil n'a pas cru convenable que Mr Bandol informât Mr de Voltaire parce qu'ayant adressé ses plaintes à Mr Hennin, c'étoit aussi par lui qu'il devoit aprendre la satisfaction qui lui avoit été faite: mais comme c'est un voisin dangereux, & dont nous avons bien sujet de nous plaindre, le Conseil a cru devoir emploïer mr Cramer Delon, pour lui faire sentir le tort de son domestique, & pour le persuader de la justice qu'on lui a renduë, qui doit le rendre content. Mr Cramer, au reste, ne doit lui en parler que comme de lui-même, & comme d'une nouvelle du jour.

Dans la conversation que Mr Hennin a euë avec Mr Baraban, il a laissé connoitre que Mr de Voltaire se plaignoit de son indulgence, & de ce qu'il paroissoit ne pas soutenir son caractére de Ministre, en passant sous silence des faits dont il auroit sujet de demander satisfaction au Magistrat, il parut même que Mr le Résident craignoit que Mr de Voltaire n'écrivit sur ce ton à Mr le Duc de Choiseul; mais ce qui surprend le plus le Conseil, c'est que Mr le Résident représentera mr le Duc de Choiseul comme irrité contre nous, & certainement le Conseil ne pense pas lui avoir donné aucun sujet de mécontentement, & son attention est extrème à éviter ce qui pourroit lui déplaire & à faire ce qui pourroit lui être agréable; nous avons été d'autant plus étonné de ce discours de Mr Hennin, que vous nous avés assurés plusieurs fois des bonnes dispositions de S. E. Pourriés vous pénétrer ce mystère, & trouver une occasion qui vous mit à portée de savoir au juste ce qu'il en est?

Je dois encore, Monsieur, vous informer que le ton des François qui ont ici quelqu'affaire avec la justice, est de regarder mr le Résident comme leur Juge, & de se croire indépendant de notre jurisdiction; mais Mr le Résident n'aprouve point ce ton là, & il sent parfaitement que son caractère n'exige de lui autre chose que d'emploïer ses bons offices pour que Justice soit renduë aux sujets de son Maitre.

Je vois par une lettre de Mr Hennin à Mr Baraban du 21 qu'il a été à Fernex, & que Mr de Voltaire a paru content & disposé à demander grâce pour le Sergent. Je n'ai pas encore eû des nouvelles de Mr Cramer.

Nous avons reçû la réponse du Roi, de Monseigr le Dauphin, & de Mr le Duc de Choiseul. J'ai été chargé d'en remercier Mr le Résident.

Je dois, Monsieur, vous informer qu'Oziére & Luïa ont écrit à leurs amis logés chez Mr Bouverot, que Mr de Bournonville lui avoit témoigné la surprise de ce qu'ils étoient encore logés à St Loup, l'ordre d'exemption étant général pour toutes les maisons des genevois. Il est dur au Sr Bouverot d'être privé de son logement dans un tems de récolte, où sa présence est nécessaire dans son fond. N'oubliés pas je vous prie de faire ce qui peut dépendre de vous pour que les ordres généraux soïent exécutés. J'ai l'honneur d'être

Mr

V. T. h. & t. O. S.

Lullin Cler& Sre d'Etat