1770-03-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gabriel Cramer.

Mon cher Gabriel je vous ai demandé mille fois de ne me point immoler au public.
Vous avez imprimé, sans me consulter, des sottises de ma jeunesse, et des pièces fugitives qui ne méritent pas de grossir des recueils. Je vous ai dit, je vous ai écrit, j'ai écrit à Pankouke vôtre associé, que vous seriez tout deux tôt ou tard les dupes de cette rage de tant d'octavo et de quarto. Je vous répète qu'on ne va point à la postérité avec un si gros bagage. Il en est (Dieu me pardonne) des auteurs comme des rois. De même qu'il ne faut pas écrire toutes les actions des rois, mais seulement les faits dignes d'être écrits, il ne faut pas imprimer toutes les sottises des auteurs, mais le peu qui mérite d'être lu.

Je voudrais qu'on n'eût point grossi les œuvres du chancelier d'Aguessau de je ne sais quelles réflexions sur la Tragédie où il n'entendait rien du tout, et de quelques autres pièces très médiocres, qui figurent mal avec ses bons ouvrages.

Je voudrais qu'on n'eût point déshonoré la mémoire de l'illustre Bossuet en mettant à côté de ses oraisons funêbres son apocalipse, sa politique tirée de l'écriture sainte, et des écrits de controverse dans lesquels en vérité il y a plus de mauvaise foi que d'érudition.

Pourquoi imprimer les Lettres de Bayle à made sa chère mère, et ses misérables disputes avec le détestable Jurieu?

Que de platitudes, que d'inutilités dans la prétendue continuation de Bayle par un nommé Chausepié!

N'a t-on pas imprimé des histoires de moines en neuf ou dix volumes in folio? Les déclamations puériles qu'on trouve jusques dans l'Enciclopédie, ne déshonorent elle pas un dictionaire utile dont elles augmentent la cherté?

Quelle foule épouvantable de controversistes et de casuistes pourissent dans la bibliothèque du Roi et dans celle de st Germain des Prez! Si tout cela était avec la bibliothèque d'Alexandrie, il y aurait eu du moins à gagner. Ces monceaux de paperasses dégoûtantes auraient servi à chaufer des bains!

Je vous le redis, mon cher Gabriel, vous vous ensevelissez Pankouke et vous sous du papier et de l'encre.

Vous craignez, dites vous, de manquer au public; et moi je vous assure que vous ne consultez assez ni le public, ni vos intérêts.

Ausurplus, puisque vous avez la maladie de vouloir faire un gros in 4. plutôt qu'un petit; puisque vous cherchez par tant de vieilles puérilités qui courent sous mon nom, n'y fourez pas du moins ce qui ne m'apartient pas, que chacun garde son bien, si ces pauvretés peuvent être appellées de ce nom.

Je n'ai point fait les Si, que vous avez imprimés dans des 8. sans me consulter; je vous ai dit de qui ils sont.

Le préservatif est d'un petit abbé De Lamarre que j'avais recueilli à Cirey. Il le fit en présence de made la marquise Duchâtelet (qu'on a trop tôt perdue) et de made de Chambonin qui vit encore.

Je me souviens qu'à l'âge de dix neuf ans j'essuiai des calomnies et des persécutions (qui m'ont poursuivi jusqu'à mon extrême vieillesse) pour une pièce intitulée les J'ai vu, qui était d'un très mauvais poëte nommé Le Brun, père d'un plus mauvais poëte encor, digne antagoniste de Fréron.

Il en est demême à présent d'un poëme intitulé Michon et Michelle que je n'ai jamais vu. On m'a imputé le Balai, les Jesuitiques, Compère Mathieu. Je ne finirais pas.

En un mot, je tâcherai de vous rassembler quelques pièces utiles qui ne pouront ni déshonorer l'auteur, ni ruiner le Libraire.

Je vous embrasse à la hâte comme je dicte ma Lettre. Vale amice.

V.