1770-03-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Vous ne voulez point sans doute, Monsieur, perdre vôtre admirateur et vôtre ami, qui vous a obligation, et à qui vous avez fait plus d'honneur qu'il ne méritait.
Je suis sûr de vôtre probité comme de tous vous autres mérites. J'ajoute que mon âge et le triste état où je suis de plus d'une façon, me fait espérer quelque bonté de vôtre part.

Vous savez qu'avant vôtre voiage de Montpellier, on récita dans Paris, et on m'imputa quelques vers qu'on dit être faits contre trois conseillers au parlement que je n'ai jamais connus, et dont j'ignore encor les noms, aiant prèsque toujours été absent de Paris, et surtout étant depuis vingt et un ans, sans interruption, éloigné de ma patrie.

Cette calomnie, et les suittes qu'elle peut avoir me causa la douleur la plus vive et la plus juste.

Vous passâtes par Lyon vers le 1er xbre 1769. Voicy ce qu'on m'écrivit de Lyon le 4e xbre,

Mr De …. Made De …. et le chevalier de st Lambert ont parlé avec beaucoup d'enthousiasme de quelques fragments de Michaut et Michete que M: Le Duc De Choiseul leur a communiqués. J'ai été chargé de vous en faire part etca.

Vous m'écrivites ensuite de Montpellier du 17e du même mois,

On m'a parlé, et même on m'a dit quelques vers charmants, d'un poëme intitulé Michel et Michaut. C'est l'ouvrage d'un jeune homme de Lyon qui a les plus grands talents. Si ce poëme parvenait jusqu'à vous, vous me feriez plaisir de me l'envoier.

Vous sentez, Monsieur, dans quelle inquiétude cruelle dut me jetter une telle accusation, et une telle contradiction. J'ignore si c'est Mr Le Duc De Choiseul dont on a voulu parler dans la Lettre de Lyon; mais voilà son nom compromis, et me voilà accusé d'avoir insulté trois magistrats sous le nom de Michaut et de Michette, noms que je n'ai jamais sçus, ni prononcés, ni écrits à personne. M: LeDuc De Choiseul me rendra bien la justice que de toutes les Lettres que j'ai eu l'honneur de lui écrire, il n'y en a pas une seule où je lui aie jamais parlé de Michette et de Michaut, ou Michaud et Michel, car j'ignore comment on écrit ces noms ridicules. J'ai un neveu conseiller au parlement qui connait parfaittement l'horrible injustice que j'essuie, ainsi que toute ma famille.

J'aprends dans ce moment par des hommes qui sont à la tête [de] la Littérature, qu'il court des fragments de ce poëme, et que la calomnie redouble contre moi.

Je vous conjure avec toute la franchise que vous me connaissez, de me rendre la justice qui m'est due. Si je finis mes jours en paix c'est à vous que je devrai cette consolation. Mon innocence vous est entièrement connue. J'attends dans une si cruelle conjoncture toutes les bontés que mon amitié, mon estime et mon malheur me mettent en droit de vous demander. Vous pouvez par vous même et par vos amis étouffer un bruit si dangereux et si calomnieux. Ma douleur, quelque grande qu'elle soit, n'égalera pas la reconnaissance avec laquelle je serai jusqu'au dernier moment de ma vie, Monsieur, Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire