1770-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Robert Jacques Turgot.

Le Suisse à qui vous eûtes, Monsieur, la bonté d'écrire il y a quelque tems, est coupable envers vous; mais c'est que dans les intervales de ses souffrances continuelles il travaillait pour vous même; car c'est à vous qu'il veut plaire quand il fait quelques tours de son métier.

On vient de m'envoier de Paris un livre bien étrange que vous connaissez sans doute, ou que Vous connaîtrez bientôt; c'est un dialogue sur le commerce des bleds avec cette devise, In vitium culpœ frega, si caret arte.

J'ignore si le ministère en sera content ou non; j'ignore même si quelque ministre n'aurait pas commandé cet ouvrage. C'est le seul de cette espèce qui soit guai et plaisant. Comment peut-on l'être sur un tel sujet? L'auteur en a trouvé le secret; il se fait lire comme une bonne comédie, et de plus, il ne raisonne pas mal. Il s'exprime en homme du monde, et il semble quelquefois parler en homme d'état.

J'ai été d'abord très surpris de voir que l'auteur est parfaitement au fait de la police des grains établie à Genêve. J'ai soupçonné un moment Mr D'Alembert. Il ferait tout aussi bien, et mieux, mais ce n'est pas là son stile. Je ne connais qu'un seul homme que je puisse accuser, encor ne l'ai-je jamais vu, c'est Mr De L'Huliere, qui est très protègé par Mr Le Duc De Choiseul. Il a fait, de ma connaissance, une épitre sur la dispute qui me plait plus que quelques épitres de Boileau. Il y a un portrait à faire mourir de rîre de feu Mr Daube le disputeur qui n'était vôtre camarade qu'en qualité de maître des requêtes. Si ce n'est pas L'Huliere qui a fait les Dialogues, c'est Moliere qui est revenu de l'autre monde. Il ne parait pas trop ami de l'exportation, mais il n'en est pas l'ennemi, et il joue peu le rôle de maitre Jaques.

Je suis mieux instruit sur Michon ou Michaut et Michette. Il est fort mal à l'auteur d'avoir dit à Mr D'Alembert que ce petit poëme était de moi. Un ancien militaire qui fait de beaux vers, qui a le courage d'attaquer le boeuf tigre, doit avoir aussi le courage de l'attaquer à visage découvert, et ne point se cacher sous le casque d'un autre, quand il en a un d'une si bonne trempe. Je pourais être très fâché contre lui, mais il faut bien lui pardonner, puisqu'il a la sagesse aumoins, de n'avoir donné, que je sache, aucune copie de son ouvrage dans Paris. Je suis même persuadé qu'il est assez galant homme pour se présenter au combat si le bœuf voulait me donner des coups de corne. Ce qui me fâche encor plus, c'est qu'on n'attaque que par des vers un monstre qui s'est assouvi du sang innocent. J'ai toujours la place d'Abbeville devant les yeux. Les Français oublient tout, et trop vite. Pour moi j'ai la fièvre tous les ans le 24 aoust, jour de la st Barthelemi. J'ai le même entousiasme pour la philosophie vertueuse; ainsi jugez, Monsieur, avec quel tendre respect je vous suis attaché.

V.

Voicy un rogaton qu'on m'a envoié pour vous.