1769-12-15, de Jean Baptiste Jacques Élie de Beaumont à Voltaire [François Marie Arouet].

De retour à Paris, mon respectable ami, mon premier soin le surlendemain de mon arrivée a été d'aller voir Monsieur votre neveu au sujet de La personne à qui vous vous intéressés, et je me suis empressé de répondre par là à la prière que vous avés faite de lui rendre service.
Je vous rendois compte dans une première lettre de notre conférence, lorsque la vôtre en date du 8 de ce mois est survenüe qui m'a appris que la demande se réduisoit à deux mille écus. J'ai eu quelque espérance, vu la modicité de la somme Et la demande que vous faisiés qu'elle fût avancée par les créanciers, de réussir. Je vous dois avec vérité l'exposition de ce que l'on m'a répondu ayant fait passer votre lettre à la personne qui en est l'objet et qui me l'a faite repasser par Mr votre neveu, et je vous le mande sous la foi du secret, n'étant pas juste que ce qui s'est dit de confiance pût jamais compromettre personne. Ainsi cette lettre restera je vous prie entre vous et moi.

1º on m'a exposé des horreurs que la plûme même refuse de rendre. Imaginés les plus grands crimes cachés, et ce qu'on appelle les crimes des lâches poussés à l'extrême, et vous en aurés une idée. Une personne digne de foi m'a dit avoir vu Elle même la preuve de quelques uns qui auroient mérité une mort honteuse, et n'avoir pas vu entièrement la preuve des autres, parce qu'ils étaient de nature à ne pas tomber en preuve complette qu'autant qu'on en auroit ordonné l'instruction, mais que comme homme elle en étoit convaincue. De là une horreur profonde dans l'âme de la soeur et du beau frère au point de ne pouvoir entendre prononcer le nom sans frémir. De là une instante prière à tous leurs amis de ne jamais leur en parler, et même une broüillerie avec quelqu'un qui leur en avoit voulu parler à titre d'intercession.

2º la demande du plus léger don, de la plus modique avance directe ou indirecte, fermement rejettée et voici leurs raisons que vous péserés et dont vous voudrés bien me dire votre sentiment. On nous a accusés d'oppression, d'injustice énorme, de spoliation d'un frère absent par nos vexations, de manoeuvres pour envahir par les formes judiciaires une partie de son bien. Dans ces circonstances Lui donner ou lui procurer sous main, par des personnes interposées, la plus modique somme auroit l'air d'une restitution tacite et déshonorante pour nous. Des libelles publics empoisonneroient bientôt ce bienfait (et nous n'en devons d'ailleurs aucuns à un tel homme) et il deviendroit un titre pour en demander de nouveaux. Ainsi nous dépenserions 6000lt pour nous défendre de donner un écu, parceque cet écu seroit une tache pour nous.

3º La plus grande fermeté en même tems à soutenir que les opérations ont été très régulièrement faites. On cite les noms qui y ont présidé (et ces noms en général sont respectables), les estimations faites en règle, la difficulté morale de supposer que des personnes eussent laissé passer devant leurs yeux une lésion marquée sans s'en appercevoir ou la relever, la part constante qu'un oncle Mr de Montboissier y a prise de son côté pour sa nièce et sa petite nièce qu'il n'eût pas laissé dépoüiller. Si les deux terres, répond on, ont été mises dans le lot de la soeur, ç'a été de l'avis des conseils afin qu'il y eût plus de mobilier pour payer les créanciers, au lieu que les terres qui auroient été grevées de substitution ne l'auroient pas permis. On soutient les avoir achetées très cher, et y être lézé soi même, et si l'on n'en croit pas à l'estimation d'experts qu'on offre de me faire voir, on peut choisir telle autre preuve que l'on voudra. Il me paroît que l'on y va bon jeu bon argent car l'on a déjà fait passer chés moi pour me donner tous éclaircissemens un procureur généralement estimé ici, et à qui je rends moi même justice avec tout le public, Me Boudot, qui ne m'ayant pas trouvé repassera, et au surplus on se tient si assuré que l'on attendra constamment telle assignation ou poursuite qu'il lui plaira comme vous le voyés par la note ci jointe que je puis vous faire passer sans indiscrétion.

4º décidée à attendre de pied ferme toute action judiciaire, la soeur ajoute si au lieu d'action judiciaire, on veut répandre quelque mémoire, ou faire agir quelque sollicitation forte contre nous en intéressant par des exposés inexacts, au premier bruit que nous en aurons je suis décidée à m'aller jetter aux pieds du roi, lui demander un nouvel ordre, et mettre la personne hors d'état de troubler jamais mon repos et ma famille. Je ne veux point voir où elle est tant qu'elle se tiendra tranquille, qu'elle reste, et que je n'en entende jamais parler.

Que voulés vous donc, mon cher ami, qu'on réponde à cela? Je ne dois rien, je ne veux rien donner, je ne peux en honneur rien donner, parceque je n'ai point de restitution à faire, qu'on appelleroit ainsi ma générosité mal entendüe, et qu'avec 7000 écus de rente un homme n'en a pas besoin, et si l'on me tourmente d'avantage j'irai me plaindre au roi. Elle le vouloit même, et je sçais de science certaine que quelqu'un l'en a empêchée. Répondés moi vous même positivement sur ces différens points, vous connoissés tout mon zèle. Si cette personne dont on dit des choses si horribles avoit quelques droits réels à faire valoir, j'aurois sçu les représenter avec honnétêté et avec quelque force aux personnes qui en auroient été l'objet, et ce qu'on dit d'obligeant sur ma femme et moi dans la note que je vous envoye n'auroit point rallenti mon courage. J'aurois même vaincu, pour vous faire plaisir, et pour faire le bien, le dégoût d'avoir à traiter avec l'un des conseils dont je vous fais passer les noms et que je marque d'une croix, homme qui a été un de mes plus vils persécuteurs, et qui ne me fait pas l'honneur de m'aimer, parceque je ne lui fais pas celui de l'estimer, mais en même tems, mon cher ami, je vous dirai que soit que la personne à qui vous vous intéressés ait mérité ou non la mort, il faut au moins qu'elle ait quelque prétention fondée. Ne pouvant rien obtenir ni à titre de commisération, ni à titre de bon office, et son nom ne pouvant même Leur être prononcé sans faire reculer (les choses en sont à ce point) il faut qu'elle ait un droit réel, et jusqu'à présent je ne lui en vois aucun. Je vois même partout ce que dessus, et par la fermeté avec laquelle on l'attend, toute présomption au contraire. Voyés donc maintenant s'il vous semble possible de réussir dans ce que vous souhaités. Je recevrai néantmoins par humanité, et pour l'intérêt de la vérité, les éclaircissemens qu'on veut me donner, afin que vous les faisant repasser vous voyés vous même quel parti vous voudrés prendre, et si la personne doit continuer d'être l'objet d'une intercession qu'on a déclaré fermement ne vouloir jamais entendre. Les mêmes motifs ci dessus font qu'on n'aura aucune avance à attendre des créanciers toujours parceque cela auroit l'air d'une restitution tacite, par voye de bons offices, et par noms interposés, et qu'on ne veut absolument rien qui puisse donner cette idée.

Je reprends la suite de la lettre que je vous écrivois dont vous voudrés bien me permettre de ne pas refaire la dernière demi feuille.

J'ai eu le malheur de ne plus retrouver ma belle mère. C'est une véritable perte par son honnêteté et son amitié pour nous, et sa fermeté, sans ostentation dans les derniers tems. Madame de Beaumont et moi la ressentons vivement. J'ai trouvé en revenant à Paris une lettre de ce bon Sirven qui m'apprend ce que vous me mandés mais permettés moi de vous dire que vous ne prenés pas assés fortement ce jugement. C'est une atrocité de lui avoir donné un hors de cour. Ces méchans juges (car c'étoient toujours ceus de Mazamet) ont mieux aimé laisser cet homme vertueux couvert du nuage d'un parricide en prononçant hors de cour que de laisser croire qu'ils se fussent trompés en le déchargeant. Voyés aussi l'horreur de ce pr fiscal qui avoit conclu à des peines afflictives, puisque Sirven a été interrogé sur la sellette.

Je suis bien flatté, mon cher ami, d'avoir encore à défendre ce respectable innocent en même tems que j'aurois vivement désiré que le jugement de ces premiers juges lui eût rendu toute autre défense superflüe. Vous pouvés compter sur le même zêle de la tête de notre barreau qui a vu avec soulèvement ce jugement quand j'en ai fait part. Ainsi je vous prie de me faire passer, et d'écrire à Toulouze qu'on m'envoye de là le plutôt qu'il sera possible les instructions et renseignemens nécessaires pour lui faire sur l'appel, comme j'ai eu l'honneur d'en convenir avec vous son mémoire à consulter et sa consultation qui sera signée par tout ce que nous avons de mieux. Vous sçavés mon cher ami, combien je désire vivement de mettre cette dernière main à mon ouvrage, et de ne pas laisser imparfaits les efforts d'un zèle qu'a encouragé votre humanité. J'aurai une vraie peine de garder le silence aux yeux de la France et de l'Europe en cette occasion qui me rappelle et ainsi je vous prie de vouloir bien le dire incessamment tant à lui qu'à mr l'abbé Audra pour qu'on me fasse passer par une occasion sûre et prompte les copies ou notes qu'il aura faites de ses interrogatoires et confrontations avec un petit mémoire des faits dont il croira devoir m'instruire et qui se sont passés pendant l'instruction. Je crois qu'il convient de lui recommander de garder le secret à Toulouze sur ce travail pour deux raisons, 1. parceque les ennemis ne manqueroient pas de précipiter son jugement sur l'appel pour le priver de ce qui lui secours viendra de Paris, 2. parce qu'ils tendroient à indisposer ceux des juges qu'ils croiroient susceptibles de pareille petitesse en leur observant que celui là même qui a voulu les dépoüiller de l'affaire, et qui a défendu les Calas est celui dont on emprunte encore la plume devant eux, au lieu que quand le mémoire paroitra on le trouvera fait de telle sorte, j'espère, qu'il réunira à la fois ce qui est dû à la fermeté d'une juste défense, et au respect pour les juges. J'irai même plus loin. C'est pour lui même qui je le défens ce pauvre homme, et non pour la réputation qui ne doit venir que fort loin après, ainsi je ne signerai pas même mon mémoire et la consultation si l'on juge que mon nom puisse nuire à sa défense. Je ne veux que le plaisir de le servir jusqu'à la fin, et de concourir à le faire absoudre, et j'y ai quelque droit.

Pour vous parler confidemment, mon cher ami, peut être le défenseur qu'il aura à Toulouze et que je connois pas (ainsi je n'offense personne) ne goûtera pas cette défense à faire à Paris pour lui, car vous sçavés qu'il y a malheureusement entre les hommes des rivalités même pour le bien, moins au reste pour le bien en lui même, que pour l'honneur extérieur qui en résulte. On pourroit donc donner à ce pauvre Sirven quelques nuages à Toulouze pour le détourner de cette défense à Paris, concomitante à celle de Toulouze, mais vous qui ne voyés dans l'affaire que l'affaire même et son plus grand bien vous n'aurés pas de peine à voir qu'une pareille objection ne seroit que le voile d'une répugnance cachée, et de quelque amour propre personnel, et qu'il est réelement avantageux que la signature de douze à 15 des premiers noms d'ici batte en ruine aux yeux de la France et l'Europe cet infâme hors de cour qui me semble le comble de la passion et de l'injustice. D'après cela j'espère que votre lettre à Toulouze sera écrite de manière que nous n'éprouvions ni lenteurs ni objections, et que les Eclaircissemens et pièces nécessaires me parviennent promptement à Paris, où je ne perdrai pas un moment à m'en occuper. En attendant je travaille à la défense des frères Pera, et j'aurai, j'espère, le plaisir d'arracher encore ces victimes à l'oppression et aux préjugés populaires. Sçavèz vous une heureuse idée qui m'est venüe lors de mon retour à Lyon? J'ai lu la description que le juge a faite de la corde qui avoit servi, disoit on, à descendre Claudine Rouge dans le puits. Ma première idée a été qu'il auroit dû faire appliquer cette corde au puits pour juger de la possibilité. Ce qu'il n'a pas fait, je l'ai fait moi, j'ai pris la profondeur du puits au dessus et au dessous l'eau. J'ai trouvé plus de vingt pieds de différence d'où naît une impossibilité dont personne à Lyon ne s'étoit douté, et qui seule suffisoit pour soustraire 6 innocens à l'échaffaud. Et puis voyés à quoi tient notre vie! et comment un juge peut ne pas trembler après s'être rendu coupable d'une telle négligance! Ceci me méneroit trop loin, j'aurois trop à dire, et il ne me reste que la place de vous renouveller les sentimens de mon respectueux attachement, et le vous prier de présenter mon respect à Madame Denys. J'attends l'honneur de votre réponse, vu que nous n'avons point de tems à perdre dans la crainte qu'on ne juge promptement à Toulouze.

J'écrirai au per jour à Mr de M., qui m'a écrit une longue lettre. Je vous prie de me mander tout naturellement, et abstraction faite de ce que l'intérêt pour lui peut faire souhaiter, ce que vous comptés que l'on peut raisonnablement demander et espérer d'après ce que je vous mande.