27e septembre 1769 à Ferney
Tout ce que vous dites, Monsieur, de l'admirable Molière, et la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où il a vécu.
Vous avez fait sentir bien adroitement l'absurde injustice dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur l'obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture à un sage. L'archevêque Chamvalon mourut depuis, comme vous savez, à Conflans, de la mort des bienheureux, sur made De Lesdiguiere, et il fut enterré pompeusement au son de toutes les cloches avec toutes les belles cérémonies qui conduisent infailliblement l'âme d'un archevêque dans l'Empirée. Mais Louis 14 avait eu bien de la peine à empêcher que celui qui était supérieur à Plaute et à Terence ne fût jetté à la voirie. C'était le dessein de l'archevêque et des dames de la halle qui n'étaient pas philosophes.
Les Anglais nous avaient donné cent ans auparavant un autre éxemple; ils avaient érigé dans la cathédrale de Strafort, un monument magnifique à Shakespear, qui pourtant n'est guères comparable à Moliere, ni pour l'art ni pour les mœurs. Vous n'ignorez pas qu'on vient d'établir une espèce de jeux séculaires en l'honneur de Shakespear en Angleterre. Ils viennent d'être célébrés avec une extrême magnificence. Il y a eu, dit-on, des tables pour mille personnes. Les dépenses qu'on a faittes pour cette fête enrichiraient tout le parnasse français.
Il me semble que le génie n'est pas encouragé en France avec une telle profusion. J'ai vu même quelquefois des petites persécutions être chez les Français la seule récompense de ceux qui les ont éclairés. Une chose qui m'a toujours réjouï, c'est qu'on m'a assuré que Martin Fréron avait beaucoup plus gagné avec son âne Littéraire que Corneille avec le Cid et Cinna; mais aussi ce n'est pas chez les Français que la chose est arrivée, c'est chez les Welches.
Il s'en faut bien, Monsieur, que vous soiez Welche; vous êtes un des Français des plus aimables, et j'espère que vous ferez de plus en plus honneur à vôtre patrie.
Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de m'envoier vôtre ouvrage qui a remporté le prix et qui le mérite.
J'ai l'honneur d'être avec toute l'estime que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur.
V…