3e avril 1769, à Ferney
Chacun a son diable, Madame, dans cet enfer de la vie.
Le mien m'a affublé de onze accès de fièvre, et me voilà; mais ce n'est pas pour longtemps. Envérité c'est dommage que la nature m'aiant fait ce me semble pour vivre avec vous, me fasse mourir si loin de vous. Quand je dis que nos deux espèces d'âmes étaient modelées l'une pour l'autre, n'allez pas croire que ma vanité radote. Le fait est clair. Vous me dites par vôtre dernière Lettre, Que les choses qui ne peuvent nous être connues ne nous sont pas nécessaires. Grand mot, Madame, grande vérité; et qui plus est, vérité consolante. Où il n'y a rien le roi perd ses droits, et Dieu aussi. Faittes vous lire s'il vous plait l'article nécessaire, dans un certain livre alphabétique, vous y verrez vôtre pensée.
C'est un dialogue entre Selim et Osmin, deux braves Musulmans; et Osmin conclut que la nature n'aiant pas favorisé le genre humain en tout tems et en tout lieu du divin Alcoran, l'Alcoran n'est pas nécessaire à l'homme.
Aureste je sens très bien que le siècle de Louis 14 est si prodigieusement supérieur au siècle présent, que les athées de ce tems cy ne valent pas même ceux du temps passé. Il n'y en a aucun qui aproche de Spinosa. Ce Spinosa admettait avec toute l'antiquité une intelligence universelle, et il faut bien qu'il y en ait une puisque nous avons de l'intelligence. Nos athées modernes substituent à celà je ne sais quelle nature incompréhensible, et je ne sais quels calculs impossibles. C'est un galimatias qui fait pitié. J'aime mieux lire un conte de Lafontaine (quoique par parentèse ses contes soient autant au dessous de l'Arioste que l'écolier est audessous du maître). Cependant, ces philosophes ont tous quelque chose d'excellent. Leur horreur pour le fanatisme, et leur amour de la tolérance m'attache à eux. Ces deux points doivent leur concilier l'amitié de tous les honnêtes gens.
Je passe des athées à Sémiramis. Que voulez vous, s'il vous plait, que je fasse? Je ne saurais envérité prendre le parti de Moustapha contre elle. Son fils l'aime, son peuple l'aime, sa cour l'idolâtre. Elle m'envoie le portrait de son beau visage entouré de vingt gros diamants, avec la plus belle pelisse du nord, et un Code de loix aussi admirable que nôtre jurisprudence française est impertinente. On parle français à Moscou et en Ukraine. Ce n'est ni le parlement de Paris, ni la Sorbonne qui ont établi des chaires de professeurs en nôtre langue dans ces païs autrefois si barbares. Peut être y ai-je un peu contribué. Permettez moi d'avoir quelque condescendance pour un Empire de deux mille lieues d'étendue où je suis aimé, tandis que je ne suis pas excessivement bien traitté dans la petite partie occidentale de l'Europe où le hazard m'a fait naître.
Je vous avoue que j'aimerais mieux avoir l'honneur de souper avec vous dans vôtre couvent de St Joseph que de rester au milieu des neiges de l'épouvantable chaine des Alpes, ou de courir de Roi en Impératrice. Soiez très sûre, madame, que vos Lettres ont fait de mon envie extrême de vous revoir une très grande passion. Comptez que mon âme court après la vôtre.
Je serais peut être un peu décontenancé devant Madame la Duchesse De Choi. . . . Quand le vieux chevalier Des Touches Canon, père putatif de D'Alembert, voiait une jolie femme bien aimable il lui disait, passez, passez vite, madame, vous n'êtes pas de ma sorte. Je suis devenu un peu grossier dans ma retraitte.
Cependant je veux savoir qui soupe entre madame de Choi. . . . et vous; qui en est digne; qui soutient encor l'honneur du siècle.
Que voulez vous que je vous dise? Hélas toutes ces petites consolations ne sont encor que des emplâtres sur la blessure de la vie. Mais dans vôtre malheur vous avez dumoins le meilleur des remèdes, et puisque vous éxistez, qu'y a t-il de mieux que de consumer quelques moments de cette éxistence douloureuse et passagère avec des amis qui sont audessus du commun des hommes?
Vous m'avez donné une grande satisfaction en m'aprenant que le président a repris son âme.
Dites, je vous en conjure, au délabré président combien je m'intéresse à son âme aimable. La mienne prend la liberté d'embrasser la vôtre. Adieu, Madame, vivons comme nous pourons.
V.
PS: La Lettre à Guillemet fut renvoiée à Versailles, de Versailles à Lyon, de Lyon à Genêve, et m'a enfin été rendue. Elle est charmante.