Monsieur,
Je vous rends mille grâces, de la lettre, dont vous avés bien voulu m'honorer, L'intérêt que vous prenés à ce qui me touche, diminue la peine que j'ai éprouvée jusqu'à ce jour, de la perte de notre ami m. Damilaville.
Oui, Monsieur, il était vraiment philosophe, et grand énnemi du fanatisme. Je le connus étant for jeune, il entreprit de détruire en moi Les préjugés de L'enfance, il y a si parfaitement réussi, qu'ils ne sonts pas revenus, quoi que je me sois vüe trés près de ma fin. J'ai passé quinze ans de ma vie, dans sa société avec mrs Diderot et d'Alembert; mais L'intérêt de ma famille, me força de faire le sacrifice, de ce qui me flatais le plus, pour suivre mon mari, dans la place qu'il occupe actuellement dans cette province, et qui est infiniment plus Lucrative, que celle qu'il avait à Paris. Jugés, Monsieur, combien cette séparation, m'a coûté, j'habite une ville où l'on ne fait aucun cas de la vérité, et où il serait très dangereux, de la montrer à découvert. Je n'ai pas encore quarante ans, et je me vois réduite à souffrir la privation de ceux qui pouvaient m'éclairer, et m'aider de Leurs conseills, pour L'éducation de mes enfants. Daignés, Monsieur, m'instruire quelques fois, de mes devoirs, je vous le demande au nom de L'amitié que vous conservés pour La mémoire de notre malheureux ami, qui n'avait pas, il est vrai, trop lieu de se louer de la fortune, mais qui en revanche, connaisait, si bien les droits sacrés de L'amitié qu'il en faisait ces plus chères délices. Ce sentiment éxiste de même dans mon coeur, rien n'est plus précieux à mes yeux, que ce lien, qui fait le bonheur des âmes vertueuses, c'est domage qu'elle soit si peu Connue, quoi que tout le monde y prétende.
Je ne puis vous dire, Monsieur, combien je suis flatée de L'offre que vous avés la bonté de me faire, de me procurer quelques Livres que j'accepte, avec la plus grande reconaisance. Ayés donc la Complaisance de les envoyer au directeur de Besançon qui les fera passer à mon mari qui a ses ports francs. Il sera question de les faire diviser en plusieurs envois, pour n'en pas faire un paquet trop volumineux et metre L'adresse à mr Duclos, directeur général des vingtièmes de la province de Champagne, avec le mot vingtième en gros caractère au bas de la suscription, par ce qu'à la faveur de cette petite ruse, ils passeront sans difficulté comme des papiers relatifs à cette partie.
Que ne puis je, Monsieur, aller moi même vous faire mes remerciments dans le lieu de votre retraite, et me dédomager, du plaisir que j'aurais eu de vous posséder ches moi, si notre ami eut pu y venire comme il L'avait projeté? Cette privation me serait bien plus sensible encore, si je ne jouissais du précieux avantage, d'avoir ici continuellement sous mes yeux, votre buste fait à la manufacture de Seve, dont le prince Galitzin, m'a fait présent, je le regarde comme mon ange tutélaire et comme L'image de celui que tout Les siècles honoreront à L'envie, et pour Lequel en mon particulier je serés toujours pénétré de La plus profonde vénération. C'est dans ces sentiments et en écrasant L'imfâme de toute mes forces, que j'ai l'honneur d'être
Monsieur,
votre très humble et très obéissante servante
Le Glaive Du Clos
Mon mari est on ne peut pas plus sensible à votre souvenir, il vous suplie, Monsieur, d'agrée son respec.
à Châlons ce 26 janvier 1769