ce 26 décembre 1768
Monsieur,
J'ai reçu le Marseillais, & le Lion, les trois empereurs en Sorbonne en dernier lieu, & vous avez eu la bonté de m'envoyer peu de temps auparavant les droits des uns, & les usurpations des autres.
J'ai admiré la mâle vigueur de votre style à un âge où le reste des hommes radote, & ce noble courage qui anime toutes vos productions, tandis qu'on a vu même de très grands hommes désavouer sur la fin de leur vie les immortelles productions de leur jeunesse. Tout cela me fait espérer autant que je le souhaite, que vous passerez l'âge du cardinal de Fleury, & dussiez vous comme lui dire la messe, je viendrai exprès, à quel prix que ce soit, pour la servir, ainsi que vous l'offriez autrefois à je ne sais quel ministre de France, à la cour de Saxe. Je vous assure, monsieur, que vous ne mourrez pas avant que j'aie eu ce plaisir; Je n'ai jamais envié au duc de Bragance ni ses titres ni son mérite, mais le bonheur qu'il a eu de vous voir, & de vous entendre. Nous parlâmes hier de vous, & j'ai eu le plaisir de voir tous les suffrages réunis, pour célébrer vos talents éminents, & surtout l'étendue immense de vos connaissances, & la variété inimitable de votre style; Si nous n'étions pas sur le point d'être commandés pour former le cordon sur les frontières de la Pologne, j'aurais eu ce printemps le plaisir de vous faire ma cour, car je voulais voir les camps de Prusse & le roi, & un sage est, sans doute, encore plus digne de l'empressement d'un honnête homme, qu'un souverain & des régiments. Si les affaires de l'Europe ne se brouillent pas entièrement, si le flambeau de la guerre n'étend pas ses embrasements jusqu'à notre monarchie, je compte l'année 1770, me procurer le bonheur de vous admirer face à face, & cette vision sera pour moi, plus béatifique, que telle autre dont on parle beaucoup, & qu'on ne prouve guère.
En attendant que je sois assez heureux pour exécuter ce projet, permettez que je me plaigne, de ce que vous n'avez pas daigné m'envoyer toutes les brochures admirables, que je vous demandais; je n'ai entre autre, que le premier chant du poème de la guerre civile de Geneve, & le duc de Bragance m'a parlé de tout plein d'ouvrages, dont le nom même n'est pas parvenu jusqu'à moi. Je suis jaloux des bontés, dont vous m'honorez, elles me sont plus chères que tous les biens & les honneurs frivoles de ce monde. J'ose vous supplier de vouloir bien m'en donner une preuve en m'envoyant tout ce que vous avez fait depuis trois ans. J'en aurai, sans doute, une partie, mais je serai du moins sûr par ce moyen, d'avoir tout. Le canal de monsieur. . . . est très sûr & n'est sujet à aucune caution. J'ai reçu avec la plus grande exactitude les paquets, que vous avez bien voulu m'adresser, sans qu'ils aient été ouverts. Ne me refusez pas, monsieur, je vous en prie, Vous ne sauriez jamais accorder cette faveur à personne, qui vous admire davantage, & qui vous soit plus attaché que moi.
Je joins ici trois petites pièces, que j'ai faites depuis peu; Vous démêlerez aisément, que de toutes celles en ce genre, c'est peut-être, les seules, que mon cœur ait dictées. Vous savez, monsieur, qu'ainsi que des mariages, il se forme des liaisons sans amour. La convenance, l'intérêt, la débauche, & le désœuvrement empruntent souvent le masque d'une passion, qui seule peut adoucir les maux terribles dont ce meilleur des mondes possibles fourmille. Quoiqu'elle cause des chagrins très cuisants, ses plaisirs sont pourtant les plus vifs, & les seuls qui soient dignes d'une âme sensible & vertueuse; ils ont peut-être aussi peu de réalité, que tous les autres, mais s'il faut que l'homme soit le jouet des illusions & des chimères, j'aime mieux l'être de celles qui ne font le malheur de personne, & qui sont les plus agréables. C'est une témérité sans doute de parler de l'empire des passions à un philosophe, mais vous n'êtes point de ces stoïques sévères, qui les méprisent. Vous les avez connues & inspirées, & quelques uns de vos ouvrages n'auraient pas ce baume délicieux du sentiment, si vous n'aviez jamais aimé. Vous me plaindrez sans doute en voyant ma faiblesse, mais vous ne m'en estimerez pas moins. Un cœur sensible est un présent dangereux, mais c'est toujours le plus beau que le ciel puisse nous faire. Malheur à ces âmes de boue, que rien n'émeut que faiblement! Elles n'ont point ces sensations vives, ces ravissements délicieux, sans lesquels tout languirait dans l'univers. Mais quels que soient les droits de l'amour sur mon cœur, il ne saurait jamais diminuer ceux de la tendre amitié & de la constante vénération que je vous ai vouées
monsieur
votre
P. S. Oserai-je vous demander, si vous avez reçu la copie de la lettre d'un officier protestant, & celle des miennes, qui l'accompagnait?