1738-11-22, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami, il faut avouer que vous êtes un débiteur admirable; vous ne restez point en arrière dans vos payements, et l'on gagne considérablement au change.
Je vous ai une obligation infinie de l'Epître sur le plaisir; ce système de théologie me paraît très conforme à la divinité, et s'accorde parfaitement avec ma manière de penser. Que ne vous dois je point pour cet ouvrage incomparable!

Les dieux que nous chantait Homère
Etaient forts, robustes, puissants;
Celui que l'on nous prêche en chaire
Est l'original des tyrans;
Mais le plaisir, dieu de Voltaire,
Est le vrai dieu, le tendre père
De tous les esprits bienfaisants.

On ne peut mieux connaître la différence des génies qu'en examinant la manière dont les personnes différentes expriment les mêmes pensées. La comtesse de Platen, dont vous devez avoir entendu parler en Angleterre, pour dire un eunuque, le périphrasait un homme brillanté. L'idée était prise d'une pierre fine qu'on taille et qu'on brillante. Cette manière de s'exprimer portait bien en soi le caractère de femme, je veux dire de cet esprit inviolablement attaché aux ajustements et aux bagatelles. L'homme de génie, le grand poète se manifeste bien différemment par cette noble et belle périphrase:

Que le fer a privé des sources de la vie

Outre que la pensée d'un dieu servi par des eunuques a quelque chose de frappant par elle même, elle exprime encore avec une force merveilleuse l'idée du poète. Cette manière de toucher avec modestie et avec clarté une matière aussi délicate que l'est celle de la mutilation contribue beaucoup au plaisir du lecteur. Ce n'est point parce que cette pièce m'est adressée, ce n'est point parce qu'il vous a plu de dire du bien de moi, mais c'est par sa bonté intrinsèque que je lui dois mon approbation entière. Je me doutais bien que le dieu des écoles ne pourrait que gagner en passant par vos mains.

Ne croyez pas, je vous prie, que je pousse mon scepticisme à outrance. Il y a des vérités que je crois démontrées, et dont ma raison ne me permet pas de douter. Je crois, par exemple, qu'il n'y a qu'un dieu et qu'un Voltaire dans le monde; je crois encore que ce dieu avait besoin, dans ce siècle, d'un Voltaire pour le rendre aimable. Vous avez lavé, nettoyé et retouché un vieux tableau de Raphael, que le vernis de quelque barbouilleur ignorant avait rendu méconnaissable.

Le but principal que je m'étais proposé dans ma Dissertation sur l'erreurétait d'en prouver l'innocence. Je n'ai point osé m'expliquer sur le sujet de la religion; c'est pourquoi j'ai employé plutôt un sujet philosophique. Je respecte d'ailleur Copernic, Descartes, Leibniz, Newton; mais je ne suis point encore d'âge à prendre parti. Les sentiments de l'Académie conviennent mieux à un jeune homme de vingt et quelques années que le ton décisif et doctoral. Il faut commencer par connaître pour apprendre à juger. C'est ce que je fais; je lis tout avec un esprit impartial et dans le dessein de m'instruire en suivant votre excellente leçon:

Et vers la vérité le doute les conduit

J'ai lu avec admiration et avec étonnement l'ouvrage de la marquise, sur le Feu. Cet Essai m'a donné une idée de son vaste génie, de ses connaissances et de votre bonheur. Vous le méritez trop bien pour que je vous l'envie. Jouissez en dans votre paradis, et qu'il soit permis à nous autres humains de participer à votre bonheur.

Vous pouvez assurer Emilie qu'elle a mis chez moi le feu en une particulière vénération, savoir, non le feu qu'elle décompose avec tant de sagacité, mais celui de son puissant génie.

Est ce qu'il serait permis à un sceptique de proposer quelques doutes qui lui sont venus? Peut on, dans un ouvrage de physique où l'on recherche la vérité scrupuleusement, peut on y faire entrer des restes de visions de l'antiquité? J'appelle ainsi ce qui paraît être échappé à la marquise touchant l'embrasement excité dans les forêts par le mouvement des branches.

J'ignore le phénomène rapporté dans l'article des causes de la congélation de l'eau; on y rapporte qu'en Suisse il se trouvait des étangs qui gelaient pendant l'été, aux mois de juin et de juillet. Mon ignorance peut causer mes doutes. J'y profiterai à coup sûr, car vos éclaircissements m'instruiront.

Après avoir parlé de vos ouvrages et de ceux de la marquise, il ne m'est guère permis de parler des miens. Je dois cependant accompagner cette lettre d'une pièce qu'on a voulu que je fisse. Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, après celui de m'envoyer de vos productions, est de corriger les miennes. J'ai eu le bonheur de me rencontrer avec vous, comme vous pourrez le voir sur la fin de l'ouvrage. Lorsqu'on a peu de génie, qu'on n'est point secondé d'un censeur éclairé, et qu'on écrit en langue étrangère, on ne peut guère se promettre de faire des progrès. Rimer malgré ces obstacles, c'est ce me semble, être atteint en quelque manière de la maladie des Abdéritains.

Je vous fais confidence de toutes mes folies. C'est la marque la plus grande de ma confiance et de l'estime avec laquelle je suis inviolablement, mon cher ami, votre très fidèlement affectionné et fidèle ami

Federic

J'ai quelque bagatelle d'ambre pour Cirey, et j'ai du vin d'Hongrie que l'on me dit être un baume pour la santé de mon ami. Je voudrais envoyer cet emballage par Hambourg à Rouen, et de là à Paris, sous l'adresse de Thieriot car je ne crois pas qu'on trouvât facilement quelque voiturier qui voulût se charger d'un pareil ballot. Il faudra attendre jusqu'à ce que la navigation soit ouverte pour faire partir ce que je destine à ce séjour des bienheureux. Je vous prie d'en aviser Thieriot.