à Ruppin ce 31 de mars 1738
Monsieur,
Je suis obligé de vous avertir que j'ai reçu deux jours de poste successivement les lettres de m. Thiriot ouvertes.
Je ne jurerais pas même que la dernière que vous m'avez écrite n'ait eu un même sort. J'ignore si c'est en France ou dans les états du roi qu'elles ont été victimes d'une curiosité assez mal placée. On peut savoir tout ce que contient notre correspondance. Vos lettres ne respirent que la vertu et l'humanité, et les miennes ne contiennent, pour l'ordinaire, que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets auxquels la plupart du monde ne s'intéresse guère par paresse. Cependant, malgré l'innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez assez ce que c'est que les hommes, et qu'ils sont pour la plupart portés à mal interpréter ce qui pourrait et devrait être exempt de tout blâme. Je vous prierai de ne point adresser pour cet effet des lettres qui rouleront sur la philosophie ou sur des vers à Thieriot. Adressez les plutôt à Tronchin-Du Breuil, et quoiqu'elles me parviendront plus lentement, j'en serai récompensé par leur sûreté. Quand vous m'écrirez des lettres où il n'y aura que des bagatelles, adressez les à votre ordinaire à Thieriot afin que les curieux aient de quoi se satisfaire.
Il est bien fâcheux, je l'avoue, d'avoir besoin du secours de la prudence, lorsqu'il n'en serait nullement question autre part; si je trouve que nous puissions nous passer de cette prudence, je vous le marquerai incessament.
Césarion me charme par tout ce qu'il me dit de Cirey. Votre Histoire du siècle de Louis m'enchante. Je voudrais seulement que vous n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût il d'ailleurs l'homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d'un coquin méprisable; aussi suis je sûr que vous n'avez envisagé Machiavel que du côté du génie.
Pardonnez moi ma sincérité; je ne la prodiguerais pas, si je ne vous en croyais très digne.
Si les histoires de l'univers avaient été écrites comme celle que vous m'avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais, et plus que je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n'ai lu de plus beau style que celui de l'Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux jusqu'à trois fois, tant j'en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup; tout est nourri de réflexions excellentes; aucune fausse pensée, rien de puéril, et, avec cela, une impartialité parfaite. Dès que j'aurai lu tout l'ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques, entre autres sur les noms allemands, qui sont un peu maltraités; ce qui peut répandre de l'obscurité sur cet ouvrage, puisqu'il y a des noms qui sont si défigurés, qu'il faut les deviner.
Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont faits et qui peuvent être de quelque instruction; ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture.
Je m'impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans de certains livres; c'est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu'un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.
Les Elémens de la philosophie de Newton ne commencent qu'au 15me chapitre, ce qui m'empêche de les lire avec connexion. Il me faut de l'application et une contention d'esprit pour les étudier; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite absence pour prendre
Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu'en se défendant d'une main tandis qu'ils travaillaient de l'autre.
Avouez que mon scepticisme est insupportable; il me l'est quelquefois à moi même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n'en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m'en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S'il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c'est qu'il y a un dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable à Cirey.
J'envoie une petite bagatelle à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J'espère qu'elle voudra la placer dans ses entresols, et qu'elle voudra s'en servir à ses compositions.
Je n'ai pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J'ai envié à mon ami de vous avoir conversé, et de posséder encore votre portrait. C'en est trop, me suis je dit; il faut que nous partagions les faveurs du destin. Nous pensons tout de même sur votre sujet, et c'est à qui vous aimera et vous estimera le plus.
Soyez en bien persuadé et que je ne regrette rien de plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami
Federic
J'ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives, la Bastille, l'Usage du bonheur, le Cadenas, le Temple de l'amitié; tout cela m'a charmé. Vous accumulez sans cesse la reconnaissance que je vous dois.
Que la marquise n'oublie pas d'ouvrir l'encrier.