A Dijon, le 16 novembre 1755
Croirait on, monsieur, que l'homme du monde le plus digne et le plus sûr de l'immortalité eût encore besoin de médecin?
Lorsque Apollon vous a révélé tous ses secrets sur la poésie, vous auriez bien dû le prier de ne vous rien cacher sur la médecine. C'est une bagatelle que vous auriez facilement obtenue par dessus le marché. Vous auriez alors effacé tous les Tronchins du monde, comme vous avez éclipsé tous les poètes de l'univers. Vous n'avez pas mieux traité les historiens et les philosophes, et vous serez toujours leur modèle et leur fléau. Je disais il y a quelques jours chez m. le cardinal de Tencin, en bonne et nombreuse compagnie, qu'on trouverait aisément en vous, monsieur, toute l'étoffe suffisante pour trouver de compte fait une douzaine complète de grands hommes. C'est bien dommage qu'un composé si singulier et si beau ne puisse produire un seul athlète. Quelle joie pour moi si j'étais le témoin d'une telle métamorphose! Elle serait déjà faite si la vigueur et les forces du corps répondaient à celles de l'esprit. Le vôtre m'étonne et m'enchante. C'est un avantage dont je jouis depuis longtemps, et je me vois digne, au moins par le cœur, d'en jouir encore longtemps, et de sentir jusqu'au dernier moment tout ce que vous valez. Aimez moi donc aussi, je vous supplie, et regardez moi du moins comme un vieil admirateur de vos aimables et rares talents qui ne vieillissent point; c'est le moyen de n'être jamais un vieux radoteur, et ce petit coin de raison me mettra toujours fort au dessus de vos vils et méprisables contradicteurs.
Je pars tout à l'heure pour Paris et je vais m'y livrer à la plus délicieuse de toutes les jouissances, à la vision béatifique de vos deux anges. J'irai souper avec eux en arrivant. Dieu sait si votre santé sera bien célébrée! Votre présence assurément le serait encore beaucoup mieux. Plût à dieu que vous vinssiez nous surprendre ou que nous allassions tous vous trouver dans cette terre maudite où vous avez rencontré le paradis terrestre; car je n'imagine pas qu'à votre âge, et par conséquent au mien, vous y vouliez chercher celui de Mahomet. Je me fâcherais fort en vérité de vous voir Turc, ce qui pis est hérétique. Mais fussiez vous tout cela, je ne cesserais jamais d'être avec mon ancien et éternel attachement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
de La Marche