1768-12-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je dois vous confier, ma chère nièce, que défunt La Touche m'aparut hier au soir, dans le tems qu'on cachetait ma Lettre qui doit vous être parvenue par Lyon.
Il me dit qu'il avait fait jouer chez Pluton, comme de raison, sa rapsodie, et qu'il avait remarqué que la fin du 3e acte qui n'est qu'une satire des prêtres plutoniques, avait glacé l'auditoire. On a trouvé les vers assez bien faits, me dit-il, mais celà ne suffit pas, il faut attendrir les diables, et faire pleurer les furies. Les personages odieux sont toujours à la glace. J'aurais dû faire parler la pauvre Arzame à laquelle on s'intéresse, aulieu de ces prêtres d'enfer qui révoltent.

Alors il me montra ce qu'il avait substitué à la fin de ce 3ème acte. Cette nouvelle leçon m'a paru infiniment supérieure à l'autre; elle est touchante, elle est neuve, et en expliquant le sistème de la religion des Perses elle est ortodoxe dans toutes les religions du monde.

Je vous avoue que nous avons pleuré Wagniere et moi quand La Touche nous récitait ce petit morceau. Le meilleur effet qu'il puisse faire c'est d'écarter toute idée de satire, et de repousser toutes les allusions indiscrètes. Par là mr Marin est bien plus à son aise. Sa bonne volonté ne peut plus être combattue par la crainte de donner prise à la malignité.

Il y a encor un parti à prendre pour prévenir toutes les chicanes, c'est de ne point intituler la pièce, les Guebres, mais si l'on veut, les deux frères, ou les deux officiers, Tragédie, dont la pluspart des acteurs sont de simples citoiens, dans le goût des Tragédies bourgeoises. Voilà comment on pourait l'anoncer à peu près au théâtre. L'intitulé des Guèbres, ressemble trop à celui des Scythes, et pourait être trop dangereux.

Je vous prie de communiquer aux anges le changement que La Touche a fait en enfer. Il y a encor quelques petits points d'éguille. La Touche avoue qu'il n'a jamais pu s'empêcher de faire ses pièces en douze ou quinze jours; mais qu'il a mis ensuite beaucoup de tems à les corriger. Je crois que celle cy peut avoir un grand succez, il ne s'agit que de jouer naturellement et avec onction. Non seulement ce succez serait une chose très plaisante et très amusante pour vous, mais il peut procurer des choses très agréables. Je ne vois plus nulle difficulté à la lire aux comédiens et à la jouer. Je pense qu'il faut que je renvoie les trois premiers actes bien copiés par Bigex dont on ne connait point l'écriture. A l'égard des deux derniers je pense qu'il n'y a plus rien à faire.

Voilà tout ce que je peux vous dire aujourd'hui sur cette facétie dont peut être on peut tirer un grand parti.

Voicy un petit billet pour les deux enfans. Made De Florian est elle arrivée?

Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

Changements pour le 3e acte

scène 4e

après ces vers

CESENE

Va, dans ce jour de sang je juge que nous sommes
Les plus infortunés de la race des hommes,

(ôtez tout ce qui suit et mettez ainsi)

CESENE

Va dans ce jour de sang je juge que nous sommes
Les plus infortunés de la race des hommes. —
Va fille trop fatale à ma triste maison,
Objet de tant d'horreurs, de tant de trahison;
Je ne me repends point de t'avoir protègée.
Le traitre expirera: mais mon âme affligée.
N'en est pas moins sensible à ton cruel destin.
Mes pleurs coulent sur toi, mais ils coulent en vain;
Tu mourras: aux tirans rien ne peut te soustraire;
Mais je te pleure encor en punissant ton frère.

(aux soldats)

Allons auprès du mien: donnons lui nos secours
Et sauvons s'il se peut ses déplorables jours.

scène vème

ARZAME seule

Il va fraper Arzame, il me plaint, il me pleure!
Mon frère va mourir, il faut bien que je meure
Ou par l'arrêt sanglant de mes persécuteurs
Ou par mes propres mains, ou par tant de douleurs. —
O mort! ô destinée! ô Dieu de la lumière,
Créateur incréé de la nature entière,
Etre immense et parfait, seul être de bonté,
Pourquoi tant d'injustice et de calamité?
Quel pouvoir éxécrable infecta ton ouvrage?
La nature est ta fille et l'homme est ton image.
Arimane a t-il pu défigurer ses traits
Et créer le malheur ainsi que les forfaits?
Est-il ton ennemi? que sa puissance affreuse
Arrache donc la vie à cette malheureuse.
J'espère encor en toi; j'espère que la mort
Ne poura malgré lui détruire tout mon sort.
Oui, je nâquis pour toi puisque tu m'as fais naître;
Mon cœur me l'a trop dit, je n'ai point d'autre maître.
Cet être mal faisant qui corrompit ta loi
Ne m'empêchera pas d'aspirer jusqu'à toi.
Par lui persécutée, avec toi réunie,
J'oublierai dans ton sein les horreurs de ma vie.
Il en est une heureuse et je veux y courir;
C'est pour vivre avec toi que tu me fais mourir.