1768-12-06, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous ne m'écrivez plus que de petits billets, mon cher et ancien ami.
Je vous sais fort occupé & je respecte votre temps; je crois vous avoir remercié du siècle de Louis XIV; vous en avez envoyé un exemplaire à notre secrétaire mr Duclos, qui étant malade d'une fluxion de poitrine, me charge de vous en remercier pour lui. Quant à notre pauvre d'Amilaville, il est dans un état affreux, ne pouvant ni vivre ni mourir, et n'ayant de connoissance que pour sentir toute l'horreur de sa situation. Il reçut l'extrême onction il y a quelques jours sans savoir ce qu'on lui faisoit. Je vais le voir tous les jours, et j'ai besoin de tout mon attachement pour lui pour soutenir ce spectacle. J'ai bien peur que son agonie ne soit longue et affreuse. Que le sort de la condition humaine est déplorable!

Le roi de Dannemark a été samedi dernier aux académies. Il donnera son portrait à l'académie françoise comme la reine Christine. Je lui ai fait de mon mieux les honneurs de celles des sciences par un discours dont mes confrères m'ont fort remercié, et où j'ai tâché de faire parler la philosophie avec la dignité qui lui convient. J'avois vu il y a 15 jours ce Prince chez lui avec plusieurs autres de vos amis. Il me parla beaucoup de vous, des services que vos ouvrages avoient rendus, des préjugés que vous avez détruits, des ennemis que votre liberté de penser vous avoit faits; vous vous doutez bien de mes réponses.

Adieu, mon cher et illustre maitre. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.