1er avril [1768]
Mon protecteur,
Ceci s'adresse au ministre de paix.
Vous avez la bonté de m'accorder quelques éclaircissements sur le siècle de Louïs 14. Tout ce qui regarde la cruelle guerre est imprimé. Je n'ai plus qu'un seul petit objet de curiosité sur une tracasserie ecclésiastique en cour de Rome. Mon protecteur connait ce païs là. Il y avait en 1699 un birone, un furfante, un malandrino, nommé Giori, espion de son métier, prenant de l'argent à toute main, et en donnant partie ad alcuni ragazzi; quello buggerone trahissait le cardinal de Bouillon en recevant ses présents. Il fut la cause de tous les malheurs de ce cardinal. Il doit y avoir deux ou trois lettres de ce maraut en février et mars 1699, écrites à Mr De Torcy. Si vous vouliez monseigneur en gratifier ma curiosité je vous serais fort obligé.
Y aurait-il encor de l'indiscrétion à vous demander la relation de la colique néphrétique de cet yvrogne de Pierre trois, adorateur du roi de Prusse, écrite par un mr De Luniere, secrétaire du baron de Breteuil? Cette relation est entre les mains de plusieurs personnes, et n'est plus un secrêt. Tout ce que je sais, aussi certainement qu'on peut savoir quelque chose, c'est à dire en doutant, c'est que Pierre 3 n'aurait point eu la colique, s'il n'avait dit un jour à un Orloff en voiant faire l'éxercice aux gardes Preobasinsky, Voilà une belle troupe, mais je ferais fuir tous ces gens là comme des gredins si j'étais à la tête de cinquante Prussiens.
Je vous jure, mon protecteur, que ma Catherine ne m'a pas dit un seul mot de toute cette colique, quoi qu'elle ait la bonté de me mander tout le bien qu'elle fait dans ses vastes états. Je ne lui ai point écrit
Elle n'a pas même fait jouer Sémiramis une seule fois à Moscou; cependant je ne la crois pas si coupable qu'on le dit, mais si vous daignez m'envoier la petite relation je vous jure foi de vôtre créature de n'en faire jamais le moindre usage.
Je ne me suis pas encor fait chartreux attendu que je suis trop bavard, mais je fais régulièrement mes pâques, et je mets aux pieds du crucifix toutes les calomnies fréroniques, et Pompignanes qui m'imputent toutes les gentillesses anti dévotes que Marc Michel Rey imprime depuis trois ou quatre ans à Amsterdam contre les plus pures lumières de la théologie. Il y a deux ou trois coquins défroqués qui travaillent sans relâche à l'œuvre du démon. Mais sérieusement vous m'avouerez qu'il serait bien injuste d'imaginer qu'un radoteur de 74 ans, occupé du siècle de Louis 14, de mauvaises tragédies, de mauvaises comédies, d'établir une fortune de quarante écus, de suivre dans ses voiages une princesse de Babilone et de faire continuellement des expériences d'agriculture, eût le temps et la volonté de barboter dans la théologie.
Les envieux ont eu beau jeu. Une nièce qui va à Paris quand un oncle est à la campagne, est une merveilleuse nouvelle, mais le fait est que mes affaires étant fort délabrées par le manque de mémoire de plusieurs illustres débiteurs grands seigneurs tant français qu'allemands, je me suis mis dans la réforme. Je me suis lassé d'être l'aubergiste de l'Europe. Je donne vingt mille francs de pension à ma nièce vôtre très humble servante. Cornelie Chifon, nièce du grand Corneille, a eu environ quarante mille écus en mariage, grâce à vos bienfaits et à ceux de madame la Duchesse de Grammont. J'ai partagé une partie de mon bien entre mes parents, et je n'ai plus qu'à mourir doucement, guaiement et agréablement entre mes montagnes de neige où je suis à peu près sourd et aveugle.
Voilà un compte très éxact de ma conduite. Ma reconnaissance le devait à mon bienfaicteur, le bavard lui demande pardon de l'avoir tant ennuié, il bavardera vos bontés jusqu'au dernier moment de sa vie.
Il voudrait bien bâtir une jolie maison dans votre ville de Versoy, mais il sera mort avant que votre port soit fait.
la vieille marmotte des alpes