16e mars 1768
J'ai reçu avec satisfaction la lettre de bonne année que vous avez pris la peine de m'écrire en datte du 4 janvier; je continuerai toujours à vous donner des marques de mes bontez; et quoyque vous radotiez quelquefois j'aurai de la considération pour votre vieillesse, attendu que je connais votre sincère attachement pour ma personne, et les idées que vous avez de mon caractère.
J'ay souvent fait des grâces à des genevois quand vous m'en avez prié, quoy qu'ils ne les méritent guères. Il m'ont excédé pendant deux ans pour leurs sottes querelles; et quand ils ont obtenu un jugement définitif, ils ne s'y sont point tenus. C'était bien la peine que je leur fasse l'honneur de leur envoyer un ambassadeur du Roy.
Je sçais que vous avez très bien traitté les troupes que j'ay fait séjourner neuf mois dans vos quartiers, que vous avez fourni les prest à la légion de Condé, que vous avez eu dans votre chaumière pendant deux mois mr de Chabrillant et tous les officiers du régiment de Conti, et si mr de Chabrillant, chargé des plus importantes affaires, a oublié de marquer sa satisfaction à madame Denis qui luy a fait de son mieux les honneurs de votre grange, jeprends sur moy de vous savoir gré de votre attention pour les officiers et des couvertures que vous avez fait donner aux soldats dans votre hamau.
Je n'ignore pas que le grand chemin ordonné par moy pour aller de l'inconnu Mérin à l'inconnu Versoy dans l'inconnu pays de Gex vous a coupé quatre belles prairies, et des terres que vous ensemencés au semoir. Cela aurait ruiné l'homme aux quarante écus de fond en comble, mais je vous conseille d'en rire.
Tout décrépit que vous êtes, on ne dira pas que vous êtes vieux comme un chemin; car vous avez ne vous en déplaise soixante et quatorze ans passez et mon chemin de Versoy n'a qu'un an tout au plus.
Je sçais que vous avez pleuré comme un benêt de ce que j'ay opiné dans le conseil contre la requête des Sirven. Vous êtes trop sensible pour un vieillard goguenard tel que vous êtes. Ne voyez vous pas que touttes les formes s'opposaient à l'admission de la requête de Sirven, et que dans les circomstances où je suis, il y a des usages consacrez que je ne dois jamais heurter de front?
Consolez vous. Je sçais que Sirven est dans votre maison avec sa famille. Elle est bien infortunée et bien innocente. J'en aurai soin, je leur donnerai dans Versoy un petit employ qui avec ce que vous leur fournissez les fera vivre doucement. Je fais le bien que je peux, mais il m'est impossible de tout faire.
On m'a dit que la Harpe s'était pressé d'aporter à Paris votre second chant de la guerre de Geneve, qui n'était pas achevé. Il faut que vous le racomodiez. Est il vray qu'il y en a cinq chants?
Envoyez les moy, queste coglionerie mi trastullano un poco. Elles me délassent de mille requêtes inconsidérées, et de mille propositions ridicules que je reçois tous les jours.
Je veux que vous me donniez la nouvelle édition du siècle de Louis 14. C'était un beau siècle, celuy là, pour les gens de votre métier. Je suis fâché d'avoir oublié de recomander à Taulès de vous fournir des anecdotes. Votre ouvrage en vaudrait mieux. C'est un monument que vous érigés en l'honneur de votre patrie. Je pourai le présenter au roy dans l'occasion.
Portez vous bien, et si vous avez quelques petits calculs dans la vessie et dans l'urèthre prenez du remède espagnol. Je m'en trouve bien. L'Espagne doit contribuer à ma guérison puisque j'ay contribué à sa grandeur et à celle de la France par mon pacte de famille.
Bonsoir ma chère marmotte, je crois que je deviens aussi bavard que vous.
signé le Duc de Choiseul
15 mars 1768