8e février 1768
Le malheur des Sirven fait le mien.
Je suis encore atterré de ce coup. Je conçois bien que la forme a pu l'emporter sur le fond. Le Conseil a respecté les anciens usages; mais mon cher ami, s'il y a des cas où le fond doit faire taire la forme, c'est assurément quand il s'agit de la vie des hommes.
Quelle forme enfin reprendra votre fortune? Que deviendrez vous? Je n'en sais rien. Tout ce que je sais c'est que je suis profondément affligé.
Mes chagrins redoublent par la quantité incroiable d'écrits contre la religion chrétienne, qui se succèdent aussi rapidement en Hollande que les gazettes et les journaux. L'infâme Fréron, le calomniateur Cogé et d'autres gens de cette espèce, ont la barbarie de m'imputer à mon âge une partie de ces extravagances, composées par des jeunes gens et par des moines défroqués.
Tandis que je bâtis une église où le service divin se fait avec autant d'édification qu'en aucun lieu du monde, tandis que ma maison est réglée comme un couvent, et que les pauvres y sont plus soulagés qu'en aucun couvent que ce puisse être; tandis que je consume le peu de forces qui me reste à ériger à ma patrie un monument glorieux en augmentant de plus d'un tiers le Siècle de Louïs 14, et que je passe les derniers de mes jours à chercher des éclaircissements de tous côtés pour embellir, si je puis, ce siècle mémorable, on me fait auteur de cent brochures, dont quelquefois je n'ai pas la moindre connaissance.
Je suis toujours vivement indigné comme je dois l'être, de l'injustice qu'on a eue, même à la cour, de m'attribuer le Dictionaire philosophique qui est évidemment un recueil de vingt auteurs différents. Mais comment puis-je soutenir l'imposture qui me charge du petit livre intitulé Le diner du comte de Boulainvillers, ouvrage imprimé il y a quarante ans dans une maison particulière de Paris, ouvrage auquel on mit alors le nom de St Hyacinte, et dont on ne tira je crois que peu d'éxemplaires? On croit parce que je touche à la fin de ma carrière qu'on peut m'attribuer tout impunément. Les gens de Lettres qui se déchirent et qui se dévorent les uns les autres, tandis qu'on les tient sous un joug de fer, disent, C'est lui, voilà son stile. Il n'y a pas jusqu'à l'épigramme contre Mr Dorat que l'on n'ait essaié de faire passer sous mon nom. C'est un très mauvais procédé de l'auteur. Il faut être aussi indulgent que je le suis pour l'avoir pardonné. Quelle pitié de dire Voilà son stile, je le reconnais bien! On fait tous les jours des livres contre la religion dont je voudrais bien imiter le stile pour la déffendre. Y a t'il rien de plus plaisant, de plus gai, de plus sallé que la plupart des traits qui se trouvent dans la Théologie portative? y a t'il rien de plus vigoureux, de plus profondément raisonné, d'écrit avec une éloquence plus audacieuse et plus terrible que le militaire philosophe, ouvrage qui court toute l'Europe? Concevez vous rien de plus violent que ces paroles qui se trouvent à la page 84: 'Voici, après de mûres réflexions le jugement que je porte de la religion chrétienne. Je la trouve absurde, extravagante, injurieuse à Dieu, pernicieuse aux hommes, facilitant et même autorisant les rapines, les séductions, l'ambition, l'intérêt de ses ministres et la révélation des secrets des familles. Je la vois comme une source intarissable de meurtres, de crimes et d'atrocités commises sous son nom. Elle me semble un flambeau de discorde, de haine, de vengeance, et un masque dont se couvre l'hipocrite pour tromper plus adroitement ceux dont la crédulité lui est utile. Enfin, j'y vois le bouclier de la tirannie contre les peuples qu'elle oprime, et la verge des bons princes quand ils ne sont point superstitieux. Avec cette idée de vôtre religion, outre le droit de l'abandonner, je suis dans l'obligation la plus étroite d'y renoncer et de l'avoir en horreur; de plaindre ou de mépriser ceux qui la prêchent, et de vouer à l'éxécration publique ceux qui la soutiennent par leurs violences et leurs superstitions'.
Certainement les dernières Lettres provinciales ne sont pas écrites d'un stile plus emporté.
Lisez la Théologie portative, et vous ne pourez vous empêcher de rire en condamnant la coupable hardiesse de l'auteur.
Lisez l'Imposture sacerdotale traduite de Gordon et de Trenchard, vous y verrez le stile de Démosthène.
Ces livres malheureusement inondent l'Europe. Mais quelle est la cause de cette inondation? Il n'y en a point d'autre que les querelles théologiques, qui ont révolté tous les laïques. Il s'est fait une révolution dans l'esprit humain que rien ne peut arrêter. Les persécutions ne pouraient qu'irriter le mal. Les auteurs de la pluspart des livres dont je vous parle, sont des religieux qui aiant été persécutés dans leurs couvents en sont sortis pour se venger sur la religion chrétienne des maux que l'indiscrétion de leurs supérieurs leur avaient fait souffrir. On aurait prévenu cette révolution si on avait été sage et modéré. Les querelles des Jansénistes et des molinistes ont fait plus de tort à la religion chrétienne, que n'en auraient pu faire quatre Empereurs de suitte comme Julien.
Il est certain qu'on ne peut oposer au torrent qui se déborde d'autre digue que la modération et une vie éxemplaire. Pour moi qui ai trop vécu, et qui suis près de finir une vie toujours persécutée, je me jette entre les bras de dieu, et je mourrai également oposé à l'impiété et au fanatisme.
Renvoyer Sirven au plus vite; il aura au moins de quoi vivre et il sera justifié dans toute l'Europe.