à Paris ce 18 janvier [1768]
J'ai reçu, mon cher et illustre maitre, la lettre de Geneve que vous avez bien voulu m'envoyer, & que j'aurois laissée à la poste de Geneve, si j'avois pu deviner le peu d'importance du sujet.
J'air reçu aussi certaines lettres sur Rabelais qui me paroissent de son arrière petit fils, à qui le Ciel a donné le précieux avantage de se moquer de tout comme son bisayeul, mais de s'en moquer avec plus de finesse et de goût. Ces lettres me rappellent un certain diner du comte de Boulainvilliers auquel j'assistai il y a quelques jours, et dont j'aurois bien voulu que vous eussiez été un des convives; on y traita fort gaiment des matières très sérieuses entre la poire et le fromage. Jean Jaques n'est pas aussi gay; il veut à présent retourner en Angleterre; il mande à mr Davenport (c'est le bon mr Hume qui me l'écrit) qu'il est le plus malheureux de tous les hommes, et qu'il désire de retourner avec lui; mr Davenport y a consenti; ainsi l'Angleterre aura le bonheur de le posséder encore une fois, à condition que ce ne sera pas pour longtemps. Mr Hume me mande, dans la même lettre, que ce pauvre fou travaille actuellement à ses mémoires, dont le 1er volume a été fait en Angleterre, et qui doivent en avoir 13 ou 14 (il ne dit pas si c'est in folio ou in 24); l'histoire romaine n'en a pas tant; il est vrai que ce qui regarde ce grand Philosophe est absolument la nature entière pour lui, & je lui conseillerois d'intituler son bel ouvrage, Histoire universelle, ou mémoires de Jean Jaques Rousseau. M. Hume dans la même lettre où il me parle de cet homme, me charge de le rappeller dans votre souvenir et de vous assurer de tous ses sentimens et de son admiration pour vous. Il craint que vous ne soyez mécontent de ce qu'il n'a pas répondu à la lettre que vous lui avez écrite au sujet de Jean Jaques; mais il m'assure qu'il n'a eu connoissance de cette lettre que par l'impression, chez un libraire d'Ecosse, où il l'a trouvée, longtemps après qu'elle eût paru, et qu'il étoit alors trop tard pour y répondre; d'autant plus qu'il n'avoit aucune preuve que cette lettre lui fût réellement adressée par vous. A dieu, mon cher & illustre confrère. Mr de la Harpe avec qui j'ai le plaisir de parler souvent de vous, pourra vous dire combien je vous suis attaché, et combien je suis vôtreà la vie et à la mort. Vale et me ama. L'affaire du pauvre Damilaville ne finit point; cela n'est il pas odieux? Vous devriez bien écrire à mr d'Ormesson, intendant des finances (c'est le fils qui l'est aujourd'hui, car le Père est mort); le succès de cette affaire dépend de lui. Iterum vale.