1767-06-24, de Ch. Du C— à Voltaire [François Marie Arouet].

Me sera-t-il permis, monsieur, de vous interrompre au milieu de vos fêtes & de vos triomphes?
Une lettre du gouverneur de la ville d'Andely va vous étourdir l'oreille & fatiguer les yeux, mais elle vous apprendra un trait qui vous sera cher, puisqu'il regarde Pierre Corneille. Vous savez qu'il a épousé, dans cette ville, la fille du lieutenant-général du bailliage; mais vous ne sauriez croire combien sa mémoire y est respectée. Les moindres habitants disent tous avec fierté: 'voilà la maison du grand Corneille!' J'ai mandé à m. Lecat, secrétaire de l'Académie de Rouen, de mettre & conserver dans les archives de son illustre corps cette anecdote, qui fera un jour époque dans l'histoire des belles lettres. Je ne balancerai point à faire connaître au public, sitôt l'honneur de votre réponse, le respect que j'ai moi même pour ce grand homme; surtout destinant les productions de mon loisir au théâtre français.

O toi! Corneille de notre âge,
Ami de l'humanité,
Père de la vérité;
Pour dire un philosophe, un sage,
Voltaire désormais par moi sera cité.
Voltaire ou grand seront synonimes d'usage,
Admis, reçus, prouvés sans cesse parmi nous,
En dépit des pédants, ainsi que des jaloux.

Je corrige maintenant le Moraliseur, comédie en cinq actes & en vers. Il y a trois ans qu'elle est faite, & je ne sais encore quand je pourrai la lire aux Comédiens, car je n'en suis nullement content. Peut-etre suivrai-je le précepte d'Horace:

nonumque prematur in annum
membranis intus positis.

J'ai l'honneur d'être, &.

Ch. Du C***,
gouverneur pour le roi, d'Andely