1767-04-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ignore, Monseigneur, si vous vous amusez encor des spectacles dans vôtre roiaume de Guienne.
Je vous envoie à tout hazard cette nouvelle édition, et en cas que vos occupations vous permettent de jetter les yeux sur cette pièce la voicy telle que nous la jouons sur le théâtre de Ferney.

Je ne sçais par quelle heureuse fatalité nous sommes les seuls qui aions des acteurs dignes des restes de ce beau siècle sur la fin duquel vous êtes né. Nous avons surtout dans nôtre retraitte de Scithes, un jeune homme nommé Mr De La Harpe dont je crois avoir déjà eu l'honneur de vous parler. Il a remporté deux prix cette année à vôtre académie. Il est l'auteur du Comte de Warwick, Tragédie dans laquelle il y a de très beaux morceaux. C'est un jeune homme d'un râre mérite, et qui n'a absolument que ce mérite pour toute fortune. Il a une femme dont la figure est fort au dessus de celle de Madlle Clairon, qui a beaucoup plus d'esprit, et dont la voix est bien plus touchante. Je les ai tout deux chez moi depuis longtemps. Ce sont à mon gré les deux meilleurs acteurs que j'aie encor vus. Vous n'avez pas à la comédie française une seule actrice qui puisse jouer les rôles que Mlle Lecouvreur rendait si intéressants, et hors Le Kain, qui n'est excellent que dans Oreste et dans Sémiramis vous n'avez pas un seul acteur à la comédie.

Mlle Durancy joue, dit-on (et c'est la voix publique), avec toute l'intelligence et tout l'art imaginable; elle est faitte pour remplacer Mlle Duménil, mais elle ne sçait point pleurer, et par conséquent ne fera jamais répandre de larmes.

J'ai vu une trentaine d'acteurs de province qui sont venus dans ma Scithie en divers temps, il n'y en a pas un qui soit seulement capable de jouer un rôle de confident: ce sont des bateleurs faits uniquement pour l'opéra comique. Tout dégénère en France furieusement, et cependant, nous vivons encore sur nôtre crédit, et on se fait honneur de parler nôtre langue dans l'Europe.

Nous sommes toujours bloqués dans nos retraittes couvertes de neiges. Nous n'avons plus aucune communication avec Genêve, et malgré toutes les bontés de Mr Le Duc De Choiseul, dont j'ai le plus grand besoin, nôtre païs souffre infiniment. Nous ne pouvons ni vendre nos denrées, ni en acheter. Le pain vaut cinq sous la livre depuis très longtemps. Les saisons conspirent aussi contre nous, et enfin n'aiant plus ni de quoi nous chaufer, ni de quoi manger, ni de quoi boire, je serai forcé de transporter mes petits pénates et toute ma famille auprès de Lyon uniquement pour vivre. Je tâcherai d'y mener vôtre protégé si je m'accommode du château que l'on me propose. Il aura plus de secours pour faire son histoire de Dauphiné dont il est toujours entêté, et qui ne sera pas extrêmement intéressante. Je ne sçais pas trop à quoi vous le destinez, ni ce qu'il poura devenir. Il est bien dangereux, pour qui n'a nulle fortune, de n'avoir aucun talent décidé, ni aucun but réel, ni aucun moien de mériter sa fortune par de vrais services. Il a une aversion mortelle pour copier et pour faire la fonction de secrétaire, à laquelle je pensais que vous le destiniez. Il n'a point réformé sa main, et j'ai peur qu'il ne soit au nombre de tant de jeunes gens de Paris qui prétendent à tout, sans être bons à rien. Il est bien loin d'avoir encor des idées nettes, et de se faire un plan régulier de conduite. Je lui ai recommandé cent fois de se faire un caractère lisible pour vous être utile dans vôtre secrétairerie, de lire de bons livres pour se former le stile, d'étudier surtout à fond l'histoire de la Pairie, et des Parlements, d'avoir une teinture des loix, il pourait par là vous rendre service aussi bien qu'à Monsieur Le Duc De Fronsac mais il vole d'objet en objet, sans s'arrêter à aucun.

Il a fait venir de Paris à grands frais, des bouquins que l'on ne voudrait pas ramasser. Il achête à Genêve tous les libelles dignes de la canaille, et j'ai peur que ses fréquents voiages à Genêve ne le gâtent beaucoup. Il est deffendu à tous les Français d'y aller. Si vous le jugiez à propos on prierait les commandans des troupes de ne le pas laisser passer.

J'ai peur encor, que sa manière de se présenter, et de parler, ne soit un obstacle à une profession sérieuse et utile. C'est un grand malheur d'être abandonné à soi même dans un âge où l'on a besoin de former son extérieur et son âme.

Je m'étonne comment Monsieur Le Duc De Fronsac ne l'a pas pris pour voiager avec lui, il aurait pu en faire un domestique utile, il a de la bonté pour lui; l'envie de plaire à un maître aurait pu fixer ce jeune homme. Vous avez daigné l'élever dans vôtre maison dès son enfance, ce voiage lui aurait fait plus de bien que dix ans de séjour auprès de moi. Il me voit très peu; je ne puis le réduire à aucune étude suivie.

Je vous ai rendu le compte le plus fidèle de tout. Je me recommande à vos bontés, et je vous suplie d'agréer mon respect et mon attachement inviolables.

V.