Au château de Ferney, 27 mars 1767
Encouragé par vos bontés et par celles de monseigneur le duc, votre frère, je prends encore la liberté de vous écrire à tous deux, et de vous supplier de lui faire lire cette lettre dans un moment de loisir, s'il est possible qu'il en ait.
Nous sommes bien loin de nous plaindre, madame Denis, m. et madame Dupuits et moi, et tout ce qui habite dans ma retraite, ni des arrangements pris par m. le duc de Choiseul, ni des troupes, ni des officiers. Nous nous sommes conformés à ses intentions avec le plus grand zèle, en ne tirant de Genève que la viande de boucherie (pardon de ces détails); nous faisons venir tout autre comestible, toute autre provision de Lyon pour donner l'exemple. Mais jusqu'à ce que les voitures publiques puissent marcher de Lyon au pays de Gex et en Suisse, nous sommes forcés d'user des bontés de monseigneur le duc de Choiseuil en chargeant le courrier de nous apporter les choses nécessaires. Cette voie est la seule praticable.
Un malheureux commis du bureau de Colonge (nommé Dumesrel fils), saisit les étoffes que madame Denis renvoie à Lyon après avoir choisi celles qu'elle garde. Ce commis, qu'elle a déjà fait condamner à restituer cinquante louis d'or qu'il lui avait extorqués, nous persécute comme s'il était le tyran de la province.
Confinés et bloqués dans notre château, ne voulant rien tirer de Genève, obligés de faire venir par Lyon notre argent, nos provisions, nos habits, n'ayant d'autre ressource que la voie du courrier, que deviendrons nous si on nous coupe la communication avec Lyon? Faudra-t-il me réfugier en Suisse à l'âge de soixante-quatorze ans? Je sais qu'ordinairement il est défendu aux courriers de se charger d'aucun ballot; mais cette loi, portée pour favoriser les entrepreneurs de voitures, cesse quand les voitures manquent.
Comment puis je recevoir cinquante exemplaires du mémoire de Sirven qui sont à Lyon et que j'attends pour envoyer aux cours étrangères?
Monseigneur le duc de Choiseul est grand maître des postes, il peut permettre que le courrier de Lyon nous apporte notre nécessaire dans cette interruption totale de commerce. Il peut réprimer les rapines du nommé Dumesrel fils, receveur du bureau de Colonge.
Il peut donner ses ordres au sieur Tabareau, directeur de la poste de Lyon, à qui le petit ballot saisi était renvoyé. Nous demandons cette justice et cette grâce au protecteur des Calas, des Sirven et au nôtre.
Comptez, madame, que nous éprouvons depuis trois mois l'état le plus cruel dans un désert qui est pire que la Sibérie la moitié de l'année, et que j'ai pourtant embelli et amélioré aux dépends de ma fortune.
Nous nous jetons à vos pieds et aux siens.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire