Du 20 mars 1767
Votre mémoire, monsieur, en faveur des Sirven a touché & convaincu tous les lecteurs & fera sans doute le même effet sur les juges. La consultation signée de dix-neuf célèbres avocats de Paris, a paru aussi décisive en faveur de cette famille innocente que respectueuse pour le parlement de Toulouse.
Vous m'apprenez qu'aucun des avocats consultés n'a voulu recevoir l'argent consigné entre vos mains pour leur honoraire. Leur désintéressement & le vôtre sont dignes de l'illustre profession dont le ministère est de défendre l'innocence opprimée.
C'est pour la seconde fois, mosieur, que vous vengez la nature & la nation. Ce serait un opprobre trop affreux pour l'une & pour l'autre, si tant d'accusations de parricides avaient le moindre fondement. Vous avez démontré que le jugement rendu contre les Sirven est encore plus irrégulier que celui qui a fait périr le vertueux Calas sur la roue & dans les flammes.
Je vous enverrai le sr. Sirven & ses filles quand il en sera temps; mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point dans ce malheureux père de famille le même présence d'esprit, la même force, les mêmes ressources qu'on admirait dans madame Calas. Cinq ans de misère & d'opprobre l'ont plongé dans un accablement qui ne lui permettrait pas de s'expliquer devant ses juges: j'ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs & dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence & l'iniquité du juge subalterne qui l'a condamné à la mort, & qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu'on appelle amis, n'osait lui écrire, tant le fanatisme & l'effroi s'étaient emparés de tous les esprits.
Sa femme condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi; l'une de ses filles prête de succomber au désespoir pendant cinq ans, un petit fils né au milieu des glaces & infirme depuis sa malheureuse naissance, tout cela déchire encore le cœur du pèrea& affaiblit un peu sa tête. Il ne sait que pleurer: mais vos raisons & ses larmes toucheront également ses juges.
Je dois vous avertir de la seule méprise que j'aie trouvée dans votre mémoire. Elle n'altère en rien la bonté de la cause. Vous faites dire au Sirven que Berne, & Genêve l'ont pensionné. Berne il est vrai a donné au père, à la mère & aux deux filles sept livres dix sols par tête chaque mois, & veut bien continuer cette aumône pour le temps de son voyage à Paris; mais Genêve n'a rien donné.
Vous avez cité l'impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, qui ont secouru cette famille si vertueuse & si persécutée. Vous ne pouviez savoir alors que le roi de Dannemarc, le landgrave de Hesse, madame la duchesse de Saxe Gotha, madame la princesse de Nassau Saarbruck, madame la margrave de Bade, madame la princesse de Darmstadt, tous également sensibles à la vertu & à l'oppression des Sirven, s'empressèrent de répandre sur eux leurs bienfaits. Le roi de Prusse qui fut informé le premier, se hâta de m'envoyer cent écus avec l'offre de recevoir la famille dans ses états & d'avoir soin d'elle.
Le roi de Dannemarc sans même être sollicité par moi, a daigné m'écrire & a fait un don considérable. L'impératrice de Russie a eu la même bonté & a signalé cette générosité qui étonne & qui lui est si ordinaire; elle accompagna son bienfait de ces mots énergiques écrits de sa main, malheur aux per sécuteurs!
Le roi de Pologne, sur un mot que lui dit madame Geoffrin qui était alors à Varsovie, fit un présent digne de lui; & madame Geoffrin a donné l'exemple aux Français en suivant celui du roi de Pologne. C'est ainsi que madame la duchesse d'Anville, lorsqu'elle était à Genêve fut la première à réparer le malheur des Calas. Née d'un père & d'un aïeul illustre pour avoir fait du bien (la plus belle des illustrations) elle n'a jamais manqué une occasion de protéger & de soulager les infortunés avec autant de grandeur d'âme que de discernement, c'est ce qui a toujours distingué sa maison, & je vous avoue, monsieur, que je voudrais pouvoir faire passer jusqu'à la dernière postérité les hommages dus à cette bienfaisance qui n'a jamais été l'effet de la faiblesse.
Il est vrai qu'elle fut bien secondée par les premières personnes du royaume, par de généreux citoyens, par un ministre à qui on n'a pu reprocher encore que la prodigalité en bienfaits, enfin, par le roi lui même qui a mis le comble à la réparation, que la nation & le trône devaient au sang innocent.
La justice rendue sous vos auspices à cette famille, a fait plus d'honneur à la France que le supplice de Calas ne nous a fait de honte.
Si la destinée m'a placé dans des déserts où la famille des Sirven & les fils de madame Calas cherchèrent un asile, si leurs pleurs & leur innocence si reconnue m'ont imposé le devoir indispensable de leur donner quelques soins, je vous jure, monsieur, que dans la sensibilité que ces deux familles, m'ont inspirée, je n'ai jamais manqué de respect au parlement de Toulouse; je n'ai imputé la mort du vertueux Calas & la condamnation de la famille entière des Sirven, qu'aux cris d'une populace fanatique, à la rage qu'eut le capitoul David de signaler son faux zèle, à la fatalité des circonstances.
Si j'étais membre du parlement de Toulouse, je conjurerais tous mes confrères de se joindre aux Sirven pour obtenir du roi qu'il leur donne d'autres juges. Je vous déclare, monsieur, que jamais cette famille ne reverra son pays natal qu'après avoir été aussi légalement justifiée qu'elle l'est réellement aux yeux du public. Elle n'aurait jamais la force ou la patience de soutenir la vue du juge de Mazamet qui est sa partie & qui l'a opprimée plutôt que jugée. Elle ne traversera point des villages catholiques, où le peuple croit fermement qu'un des principaux devoirs des pères & des mères dans la communion protestante est d'égorger leurs enfants dès qu'ils les soupçonnent de pencher vers la religion catholique. C'est ce funeste préjugé qui a traîné Jean Calas sur la roue: il pourrait y traîner les Sirven. Enfin, il m'est aussi impossible d'engager Sirven à retourner dans le pays qui fume encore du sang des Calas, qu'il était impossible à ces deux familles d'égorger leurs enfants pour la religion.
Je sais très bien, monsieur, que l'auteur d'un misérable libelle périodique intitulé (je crois) l'Année littéraire, assura il y a deux ans qu'il est faux qu'en Languedoc on ait accusé la religion protestante d'enseigner la parricide. Il prétendit que jamais on n'en a soupçonné les protestants; il fut même assez lâche pour feindre une lettre qu'il disait avoir reçue de Languedoc. Il imprima cette lettre dans laquelle on affirmait que cette accusation contre les protestants, est imaginaire: il faisait ainsi un crime de faux pour jeter des soupçons sur l'innocence des Calas & sur l'équité du jugement de messieurs les maîtres des requêtes, & on l'a souffert! & on s'est contenté de l'avoir en exécration!
Ce malheureux compromit les noms de monsieur le maréchal de Richelieu & de monsieur le duc de Villars: il eut la bêtise de dire que je me plaisais à citer de grands noms: c'est me connaître bien mal: on sait assez que la vanité des grands noms ne m'éblouit pas & que ce sont les grandes actions que je révère. Il ne savait pas que ces deux seigneurs étaient chez moi, quand j'eus l'honneur de leur présenter les deux fills de Jean Calas, & que tous deux ne se déterminèrent en faveur des Calas qu'après avoir examiné l'affaire avec la plus grande maturité.
Il devait savoir, & il feignait d'ignorer, que vous même, monsieur, vous confondîtes dans votre mémoire pour madame Calas ce préjugé abominable qui accuse la religion protestante d'ordonner le parricide; monsieur de Sudre, fameux avocat de Toulouse, s'était élevé avant vous contre cette opinion horrible, & n'avait pas été écouté. Le parlement de Toulouse fit même brûler dans un vaste bûcher élevé solennellement, un écrit extrajudiciaire, dans lequel, on réfutait l'erreur populaire; les archers firent passer Jean Calas chargé de fers à côté de ce bûcher pour aller subir son dernier interrogatoire. Ce vieillard crut que cet appareil était celui de son supplice. Il tomba évanoui, il ne put répondre quand il fut traîné sur la sellette, son trouble servit à sa condamnation.
Enfin, le consistoire, & même le conseil de Genêve furent obligés de repousser & de détruire par un certificat authentique l'imputation atroce intentée contre leur religion; & c'est au mépris de ces actes publics, au milieu des cris de l'Europe entière, à la vue de l'arrêt solennel de quarante maîtres des requêtes, qu'un homme sans aveu comme sans pudeur ose mentir pour attaquer (s'il le pouvait) l'innocence reconnue des Calas!
Cette effronterie si punissable a été négligée, le coupable s'est sauvé à l'abri du mépris. Monsieur le marquis d'Argence, officier général qui avait passé quatre mois chez moi dans le plus fort du procès des Calas, a été le seul qui ait marqué publiquement son indignation contre ce vil scélérat.
Ce qui est plus étrange, monsieur, c'est que monsieur Coquelet, qui a eu l'honneur d'être admis dans votre ordre, se soit abaissé jusqu'à être l'approbateur des feuilles de ce Fréron, qu'il ait autorisé une telle insolence, & qu'il se soi rendu son complice.
Que ces feuilles calomnient continuellement le mérite en tout genre, que l'auteur vive de son scandale, & qu'on lui jette quelques os pour avoir aboyé; à la bonne heure; personne n'y prend garde. Mais qu'il insulte le conseil entier, vous m'avouerez que cette audace criminelle ne doit pas être impunie dans un malheureux chassé de toute société, et même de celle qui a été enfin chassée de toute la France. Il n'a pas acquis par l'opprobre le droit d'insulter ce qu'il y a de plus respectable. J'ignore s'il a parlé des Sirven, mais on devrait avertir les provinciaux qui ont la faiblesse de faire venir ses feuilles de Paris, qu'ils ne doivent pas y faire plus d'attention qu'on n'en fait dans votre capitale à tout ce qu'écrit cet homme dévoué à l'horreur publique.
Je viens de lire le mémoire de monsieur Cassen, avocat au conseil, cet ouvrage est digne de paraître, même après le vôtre. On m'apprend que monsieur Cassen a la même générosité que vous: il protège l'innocence sans aucun intérêt. Quels exemples, monsieur, & que le barreau se rend respectable! Monsieur de Crone & monsieur de Bacancourt ont mérité les éloges & les remerciements de la France dans le rapport qu'ils ont fait du procès des Calas. Nous avons pour rapporteur dans celui des Sirven, un magistrat sage, éclairé, éloquent (de cette éloquence qui n'est pas celle des phrases), ainsi nous pouvons tout espérer.
Si quelques formes juridiques s'opposaient malheureusement à nos justes supplications (ce que je suis bien loin de croire) nous aurions pour ressource votre factum, celui de mr. Cassen & l'Europe; la famille Sirven perdrait son bien, & conserverait son honneur. Il n'y aurait de flétri que le juge qui l'a condamnée, car ce n'est pas le pouvoir qui flétrit, c'est le public.
On tremblera désormais de déshonorer la nation par d'absurdes accusations de parricides, & nous aurons du moins rendu à la patrie le service d'avoir coupé une tête de l'hydre du fanatisme.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de l'estime la plus respectueuse &c.