1767-03-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Louis Lekain.

Je me flatte, mon cher ami, que vous aurez rétabli votre santé quand cette lettre vous parviendra.
Je pense que pour prévenir les éditions dont on me menace de tous côtés, vous devez au moins vous assurer de quatre ou cinq représentations avant pâques. Mon libraire de Paris tiendrait alors la pièce toute prête pour la rentrée, supposé que cette pièce méritât d'être reprise, sinon vous vous contenteriez de ces quatre ou cinq représentations et il n'en serait plus parlé.

On dit que le public n'aime pas d'Auberval et que Granval conviendrait mieux, c'est à vous à décider et à faire ce que vous trouverez à propos. Sans vous rien ne se peut ni ne se doit faire. Prendrez vous la peine, mon cher ami, d'adoucir la voix de melle Durancy surtout dans les 1ers actes? baissera-t-elle les yeux quand il le faut? dira-t-elle d'une manière attendrissante:

Si la Perse a pour toi des charmes si puissants
Je ne te contrains pas, quitte moi, j'y consens;
J'en gémirai, Sulma; dans mon palais nourrie,
Tu fus en tous les temps le soutien de ma vie,
Mais je serais barbare en t'osant proposer
De supporter un joug qui commence à peser&c.

Pleurera-t-elle et quelquefois soupirera-t-elle sans parler? passera-t-elle de l'attendrissement à la fermeté, dans les derniers vers du 3e acte? Dira-t-elle bien non de la manière dont on dit oui? Si elle fait tout cela ce sera vous qu'il faudra remercier. La pièce est difficile à jouer. Elle a surtout besoin de deux vieillards qui soient naturels et attendrissants. Les succès dépendent entièrement des acteurs. S'il y en avait trois ou quatre comme vous, vos parts seraient au moins de vingt mille livres.

M. de Thibouville a la bonté de se charger de bien des détails. Portez vous bien, je vous embrasse de tout mon cœur.

V.