à Potsdam, ce 20 février 1767
Je suis bien aise que ce livre qu'on a eu tant de peine à trouver ici vous soit parvenu, puisque vous le souhaitiez.
Ce pauvre abbé de Fleury, qui en est l'auteur, a eu le chagrin de l'avoir vu mettre à l'index à la cour de Rome et il faut avouer que cette histoire de l'église est plutôt un sujet de scandale que d'édification.
L'auteur de la préface a raison, en ce qu'il soutient que l'ouvrage des hommes se décèle dans toute la conduite des prêtres qui altèrent cette religion (sainte en elle même) de concile en concile, la surchargent d'articles de foi, et puis la tournent toute en pratiques extérieures, et enfin finissent par saper les mœurs par leurs indulgences et leurs dispenses, qu'ils semblent inventer pour soulager les hommes du poids de la vertu; comme si la vertu n'était pas d'une nécessité absolue pour toute société, comme si quelque religion pouvait être tolérée, sitôt qu'elle devient contraire aux bonnes mœurs.
Il y aurait de quoi composer des livres sur cette matière; et les petits ruisseaux que je pourrais fournir se perdraient dans les immenses réservoirs et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet, ce serait porter des corneilles à Athènes.
J'en viens à vos pauvres Génevois. Selon ce que disent les papiers publics il paraît que votre ministère de Versailles s'est radouci sur leur sujet. Je le souhaitre pour le bien de l'humanité. Pourquoi changer les lois d'un peuple qui veut les conserver? Pourquoi tracasser? Et certainement il n'en reviendra pas une grande gloire à la France d'avoir pu opprimer une pauvre république voisine. C'est les Anglais qu'il faut vaincre, c'est contre eux qu'il y a de la réputation à gagner; car ces gens sont fiers et savent se défendre. Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L'idée en est bonne; mais moi qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne crois pas qu'on ait bien pris son temps pour l'établir. Il faut avoir du crédit pour en former une; et, selon les bruits populaires, le gouvernement en manque.
Je vous fais mes remerciements de la façon dont vous avez défendu mes barbarismes et mes solécismes envers l'abbé d'Olivet. Vous, et les grands orateurs, rendez toutes les causes bonnes, et si vous vous le proposiez, vous me donneriez assez d'amour propre pour me croire infaillible comme un des quarante, tant l'art de persuader est un don précieux!
Je voudrais l'avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que la république fût contente. Je ne sais point comme pense le roi de Pologne, mais je pense que tout cela pourra s'ajuster doucement, en modérant les prétentions des uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose.
Le saint père a envoyé un bref dans ce pays là, qui ne parle que de la gloire du martyre, de l'assistance miraculeuse de dieu, du fer, du feu, de l'obstination, du zèle, etc., etc. Le saint-esprit l'inspire bien mal, et lui a fait faire depuis son pontificat toute chose à contre-sens. A quoi bon donc être inspiré?
Il y a ici une comtesse polonaise; elle se nomme Crazinska, qui est une espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres; elle a appris le latin, le grec, le français, l'italien et l'anglais; elle a lu tous les auteurs classiques de chaque langue, et les possède bien. L'âme d'un bénédictin réside dans son corps; avec cela, elle a beaucoup d'esprit, et n'a contre elle que la difficulté de s'exprimer en français, langue dont l'usage ne lui est pas encore aussi familier que l'intelligence. Avec pareille recommandation, vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans la conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son sexe et ce qu'il y a d'étonnant, c'est quelle s'est formée elle même, sans aucun secours. Voilà trois hivers qu'elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en suivant ce penchant irrésistible qui l'entraîne.
Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre facilité que cette Polonaise à se former; mais elles ne connaissent pas la félicité de ceux qui cultivent les lettres; et parce que cette volupté n'est pas vive, elles ne la reconnaissent pas pour telle. Vous, quoique dans un âge avancé, vous leur devez encore les plus heureux moments de votre vie. Quand tous les autres plaisirs passent, celui là reste; c'est le fidèle compagnon de tous les âges et de toutes les fortunes.
Puissiez vous encore joir longtemps pour le bien de ces lettres mêmes, pour éclairer les aveugles, et pour défendre mes barbarismes! Je le souhaite de tout mon cœur. Vale.
Federic