1767-02-17, de Gabriel Henri Gaillard à Voltaire [François Marie Arouet].

Non, Monsieur, non, en vérité, je ne suis point intolérant, daignez vous en rapporter à moi ou plûtôt à vous-même; ce sont vos ouvrages, dévorés dès mon enfance, qui ont formé mon âme, ils ne m'ont point inspiré d'amour pour les Tigres ni d'envie de leur ressembler.
Votre disciple, votre admirateur, votre ami (permettez-moi ces titres) ne doit pas être rangé parmi les bêtes féroces. Si ma note est intolérante, elle est démentie par l'ouvrage entier, et n'est-ce pas par l'esprit général d'un ouvrage qu'on doit en juger les détails? J'ose demander, Monsieur, que vous preniez la peine de relire cette note, de la relire tout entière, vous verrez qu'il n'y est parlé de superstition que très indirectement, et qu'au fond c'est d'autorité qu'il s'agit. Heureusement je parle à un Philosophe, qui a tout vû, qui a réfléchi sur tout. Je considère la Nature de l'autorité en général et dans quelque gouvernement que ce puisse être; ne trouvez-vous donc pas, Monsieur, qu'elle se réduit en définitive au droit d'avoir tort impunément, c'est à dire sans pouvoir être réformé que par soi-même ni puni que par l'Etre Suprême? Il faut m'accorder deux propositions; l'une, que sans une autorité légitime aucune société ne pourroit subsister, l'autre, que cette autorité étant éxercée par des hommes, sera sujette à erreur, et qui pis est, à la persévérance dans l'erreur. Or il me paroit évident que ces deux propositions renferment celle-ci: La superstition (ou tout autre genre d'injustice) appuyée de l'autorité légitime, a droit de faire respecter ses oracles, et le rebelle a toujours tort. Tout dépend toujours de l'autorité. Il n'est pas bien sûr que le Parlement ou le Conseil du Roi juge mieux que le Châtelet; cependant si le Châtelet me juge mal, je fais réformer l'injustice, si c'est le Conseil, il faut que je la subisse. Lorsque dans du Parlement, on rendit cet abominable arrêt que votre générosité, votre courage et votre éloquence ont fait casser, si, au lieu de porter l'affaire au Conseil, vous eussiez été à la tête de cent mille hommes faire rôder les juges, vous auriez eu tort. L'injustice viole les Loix, la révolte les détruit; s'il falloit se révolter contre l'injustice et la superstition, quand quitteroit-on les armes? Socrate devoit-il se révolter contre les Superstitieux ou les méchans qui le condamnoient? ce n'étoit pas son avis, du moins selon Platon, qui, dans le Dialogue de Criton, m'a fourni vingt fois la substance de ma proposition, et qui va même beaucoup au delà; Thémistocle, Aristide devoient-ils lever des armées contre le peuple qui les proscrivoit injustement?

Mais poussons la question aussi loin qu'elle peut aller, et prenons l'éxemple le plus odieux. Charles 9 ordonne le massacre de la S. Barthelemi. Voilà la superstition armée de l'autorité légitime.

Légitime? grande question, mais je veux bien l'accorder.

Avoit-elle droit de fair respecter ses oracles, et le rebelle avoit-il tort?

Respecter, oüi. Exécuter, non. Le rebelle avoit tort, mais non le désobéïssant.

Que falloit-il donc faire?

Ce que fit le Vicomte D'Ortes, ce digne Gouverneur de Bayonne; écrire: j'ai trouvé de braves soldats, de fidèles sujets, pas un Bourreau.

Mais le Roi insiste? Que faut-il faire?

Désobéir avec respect, et ne se point révolter.

Il y a sur cela une distinction à faire. Ou l'Arrêt est contre moi, ou il est contre un autre et on m'en rend l'éxécuteur. S'il est contre moi, il faut que je le subisse, s'il est contre un autre, il faut que je refuse de l'éxécuter. L'Autorité aura beau faire, il faudra qu'elle me laisse le choix d'être Bourreau ou Victime, et mon choix sera tout fait, je serai victime. Est-ce là être intolérant?

Autre question que je fais parce qu'on me l'a faite. Les payens avoient-ils droit d'arrêter les progrès du Christianisme naissant?

Non, devant Dieu, oüi devant les hommes.

Et que devoient faire les Chrêtiens?

Ce qu'on dit qu'ils faisoient. Souffrir le Martyre. Ceux qui brûloient les Temples, qui brisoient les idoles, étoient intolérans comme leurs persécuteurs.

Si j'ai bien lû vos ouvrages, Monsieur, il me semble que c'est là votre avis. Vous pensez donc comme moi que la Superstition appuyée de l'autorité légitime, a droit de faire respecter ses oracles, et que le rebelle a toujours tort.

Au reste de quoi s'agissoit-il dans mon affaire? Du Tribunal amphictionique et des Phocéens assez injustement condamnés à l'amende par ce Tribunal. J'ai dit que les Phocéens, Membres et sujets de l'Association amphictionique, devoient payer l'amende, et ne se pas faire exterminer en se révoltant, je n'ai songé qu'à celà et toute allégorie m'a échappé. Peut-être est-il toujours inutile et dangereux d'avertir la superstition et l'autorité de leurs Droits, ce n'étoit pas mon intention. Mes notes ont été pendant un mois avec le texte sous les yeux de l'Académie; si on m'eût dit un mot, la note eût disparu, mais l'Académie ne s'occupoit que du Texte.

Pardon, Monsieur, de ce verbiage. Auprès de qui se justifiera-t'on, si ce n'est auprès de vous? Le moyen de dissimuler un reproche, quand c'est vous qui le faites? quel suffrage pourroit tenir lieu du vôtre, et quel dédommagement me resteroit, si j'avois perdu votre estime? Conservez-moi vos bontés, Monsieur, cet encouragement m'est nécessaire, et soyez sûr que 17 ans d'absence n'ont pû altérer mon zèle pour votre gloire, mon admiration pour vos talens, mon attachement pour votre personne. Etes-vous jamais absent? Comme un Dieu, vous remplissez l'Univers, vous vous manifestez par vos oeuvres, par vos bien-faits.

Je serai toute ma vie avec le respect le plus tendre

Monsieur

Votre très humble et très obéïssant serviteur

Gaillard