1767-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vôtre créature l'a échapé belle, mes divins anges; les conseillers d'état, les neiges et les maladies attachées à l'âge et à la rigueur du climat, me réduisaient à une pitoiable situation.
Je trouve que de tous ces fléaux la crainte est encor le pire. Elle glace le sang, elle m'a donné une espèce d'attaque d'apopléxie. Béni soit mr Le Vice chancelier qui a été mon premier médecin! Mais jugez si j'ai pu pendant un mois de transes continuelles faire à ces pauvres Scithes ce que j'aurais fait si mon pauvre corps et mon âme avaient été moins tourmentés et moins affaiblis. Tels qu'ils sont ils pouront ne pas déplaire puisqu'ils ne nous déplaisent pas, et que nous sommes difficiles. Nous en avons suspendu les répétitions parce que la rigueur de la saison a augmenté dans nôtre Sibérie, et que nous sommes tous malades. Il n'y a plus moien de tenir à mon âge dans ce climat qui est aussi horrible pendant l'hiver qu'il est charmant pendant l'été. Vous qui n'avez pour montagne que Montmartre et les bons hommes, jouïssez en paix de vos doux climats. Je me flatte que vous aurez un très beau temps le carême, et que les Scithes pouront faire quelque plaisir à mes chers compatriotes qui sont quelquefois si difficiles et quelquefois si indulgents. Les affaires les plus désespérées peuvent réussir, et j'en ai une bonne preuve.

On dit qu'il faut remercier deux ou trois maîtres des requêtes qui sont parents de l'abbé Mignot; mais sans Mr le vice chancelier il n'y avait rien de fait. Je n'avais l'honneur de le connaître que pour avoir joué aux échecs avec lui il y a plus de cinquante ans. Il pouvait me faire échec et mat cette fois cy d'un seul mot.

Je ne puis plus rien faire aux Scithes; je suis dans un état trop triste pour penser à des vers, et même à de la prose. Je suis anéanti. Les deux derniers éxemplaires que je vous ai envoiés par M. le Duc De Praslin peuvent être regardés comme mon testament. Il sera aisé à Le Kain de faire porter sur les autres exemplaires les corrections qui sont dans ces derniers. J'aurais voulu finir ma carrière par quelque chose de plus fort et de plus digne de vous; mais il est aussi difficile d'atteindre le but qu'il est aisé de l'apercevoir. La critique est aisée, et l'art est difficile.

Mr de Chauvelin m'a envoié des idées ingénieuses sur le 5e acte, mais entre les choses ingénieuses et les théâtrales il y a un espace immense. Une chose dont je répondrais bien, c'est que si on joue le 5e acte comme made Delaharpe, il fera quelque plaisir aux parisiens. Enfin, j'ai jetté mes filets en vôtre nom, et je ne dois plus qu'attendre paisiblement la fin du carnaval.

Respect et tendresse.

V.