27e 8bre 1766
Vous me donnez, mon illustre philosophe, l'espérance la plus consolante et la plus chère.
Quoi vous seriez assez bon pour venir dans mes déserts! Ma fin approche, je m'affaiblis tous les jours, ma mort sera douce si je ne meurs point sans vous avoir vu.
Ouï, sans doute, j'ai reçu votre réponse à la Lettre que je vous avais écrite par L'abbé Mordles. Je n'ai pas actuellement un seul philosophe ignorant. Toute l'édition que les Cramers avaient faitte, et qu'ils avaient envoiée en France leur a été renvoiée bien proprement par la chambre sindicale, elle est en chemin, et je n'en aurai que dans trois semaines. Ce petit livre est, comme vous savez, de l'abbé Tilladet; mais on m'impute tout ce que les Cramers impriment, et tout ce qui parait à Genêve, en Suisse, et en Hollande. C'est un malheur attaché à cette célèbrité fatale dont vous avez eu à vous plaindre aussi bien que moi. Il vaut mieux sans doute être ignoré et tranquile que d'être connu et persécuté. Ce que vous avez essuié pour un livre qui aurait été chéri des La Rochefoucaut doit faire frémir longtemps tous les gens de Lettres. Cette barbarie m'est toujours présente à l'esprit, et je vous en aime toujours d'avantage.
Je vous envoie une petite brochure d'un avocat de Besançon, dans laquelle vous verrez des choses rélatives à une barbarie bien plus horrible. Je crains encor qu'on ne m'impute cette petite brochure. Les gens de Lettres, et même nos meilleurs amis se rendent les uns aux autres de bien mauvais services par la fureur qu'ils ont de vouloir toujours deviner les auteurs de certains livres. De qui est cet ouvrage attribué à Bolingbroke, à Boulanger, à Fréret? Eh mes amis! qu'importe l'auteur de l'ouvrage? ne voiez vous pas que le vain plaisir de deviner devient une accusation formelle dont les scélérats abusent? Vous exposez l'auteur que vous soupçonnez; vous le livrez à toute la rage des fanatiques; vous perdez celui que vous voudriez sauver. Loin de vous piquer de deviner si cruellement faittes aucontraire tous les efforts possibles pour détourner les soupçons. Aidons nous les uns les autres dans la cruelle persécution élevée contre la philosophie. Est-il possible que cette philosophie ne nous réunisse pas! Quoi! de misérables moines n'auront qu'un même esprit, un même cœur, ils deffendront les intérêts du couvent jusqu'à la mort! et ceux qui éclairent les hommes ne seront qu'un troupeau dispersé, tantôt dévorés par les loups, et tantôt se donnant les uns aux autres des coups de dents!
L'abominable conduite de Jean Jaques fait plus de tort à la philosophie que des mandements d'Evêques et des arrêts du parlement, mais ce Judas de la troupe sacrée ne doit point décourager les autres apôtres. Qui peut rendre plus de services que vous à la raison et à la vertu? qui peut être plus utile au monde sans se compromettre avec les pervers? Que de choses j'aurais à vous dire, et que j'aurai de plaisir à vous ouvrir mon cœur et à lire dans le vôtre si je ne meurs pas sans vous avoir embrassé! Dumoins, je vous embrasse de loin, et c'est avec une amitié égale à mon estime.
V.