1766-10-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes divins anges, si mon état continue adieu les tragédies.
J'ai été vivement secoué, et j'ai la mine d'aller trouver Sophocle avant de faire comme lui des tragédies à quatre-vingts ans. Cependant je me sens un peu mieux quand je songe que ma petite Durancy est devenue une Clairon. J'eus très grande opinion d'elle lorsque je la vis débuter sur des tréteaux en Savoie aux portes de Genêve, et je vous prie quand vous la verrez de la faire souvenir de mes prophéties; mais je vous avoue que je suis étonné qu'elle ait pris Pulchérie pour se faire valoir; c'est ressusciter un mort après 90 ans; Pulcherie est à mon gré un des plus mauvais ouvrages de Corneille. Je sens bien qu'elle a voulu prendre un rôle tout neuf, mais quand on prend un habit neuf il ne faut pas le prendre de bure.

Nous venons de perdre un homme bien médiocre à l'Académie française. On dit qu'il sera remplacé par Thomas. Il aura besoin de toute son éloquence pour faire l'éloge d'un homme si mince.

Ne pourrais je pas vous envoyer le commentaire sur les délits et les peines par la voie de mr Marin? L'enveloppe de mr de Sartines n'est elle pas dans ces cas là une sauvegarde assurée? On suppose alors avec raison que ces livres envoyés au secrétaire de la librairie lui sont adressés pour savoir si on en permettra l'introduction en France. Je ferai ce que vous me prescrirez. Je pourrais me servir de la voie de mr le chevalier de Beautteville, mais je ne l'emploierai qu'en cas que vous trouviez qu'il n'y a point d'inconvénient.

Le livre de Fréret fait beaucoup de bruit. Il en paraît tous les mois quelqu'un de cette espèce. Il y a des gens acharnés contre les préjugés, on ne leur fera pas lâcher prise, chaque secte a ses fanatiques. Je n'ai pas, dieu merci, ce zèle emporté. J'attends paisiblement la mort entre mes montagnes, et je n'ai nulle envie de mourir martyr. Je ne veux pas non plus finir comme un citoyen de Genêve extrêmement riche qui vient de se jeter dans le Rhône parce qu'avec son argent il n'avait pu acheter la santé. Je sais souffrir, et je n'irai dans le Rhône qu'à la dernière extrémité. Je suis assez de l'avis de Mécène qui disait qu'un malade devait se trouver heureux d'être en vie.

Portez vous bien, mes adorables anges; il n'y a que cela de bon, parce que cela fait trouver tout bon.

Je voudrais bien savoir ce qu'on dit dans le public de la charlatanerie de Jean Jaques. J'ai vu un Thomas sur le Pont neuf qui valait beaucoup mieux que lui, et dont on parlait moins. Ne m'oubliez pas, je vous en prie, auprès de mr de Chauvelin quand vous le verrez.

Recevez mon tendre respect.