Villers-Cotterets 17²¹⁄₈66
Vôtre belle & bonne lettre, mon cher ami, m'a fait un plaisir infini.
J'ai voulu, comme vous, cent fois vous écrire, mais la rapidité avec laquelle se passe ma vie ne m'en a jamais laissé le tems. Quel qu'arangement que je prenne, je suis toujours trop occupé. Je ne sçais pas en vérité comment je me tirerai de cet hyver, je tremble quand j'y songe. Que seroit ce, si je me fusse lâché sur le pavé de Paris?
Je n'ai eu, depuis que je suis ici, que le chagrin que m'a donné l'état de ma pauvre patrie. Je ne puis d'ailleurs assez vous dire combien j'ai lieu d'être content. Mon Prince a pour moi l'amitié d'un frêre. Je passe avec lui les jours les plus doux, & je n'ai qu'à me louer de tout le monde. Je ne mérite assurément pas l'extrême confiance dont on m'honore. Ce qui m'en flate le plus, c'est qu'elle me met à même de pouvoir en toute occasion n'être pas inutile à ma patrie. Prévoyez vous, mon bon ami, que ses malheurs puissent finir? Pensez vous que la confiance réciproque puisse renaitre? Sans elle le mal ne sera que pallié. Elle seule peut la guérir. Mais comment renaitra la confiance dans les coeurs? Le principe de toute vray subordination paroit détruit. L'orgneil & l'irréligion l'ont éteint, & la prospérité, dont on fait presque toujours un si mauvais usage, appuye l'éteignoir. Dans tous les tems & dans tous les lieux elle a produit & elle produira ce même effet, surtout quand le roman de l'égalité le prépare. Je n'ai point ouï parler de vos vûes politiques, & vous sçavez le cas que je fais de tout ce qui part de vous. Ne seroit-il pas possible que je les visse? On nous fait espérer que tout ira bien, c'est à dire que nos Médiateurs termineront leur besogne, la déclaration préliminaire en ayant suffisamment imposé, pour qu'au moment de la sanction personne ne regimbe, de manière du moins à en arêter l'effet. Et c'est tout ce qu'on peut demander. C'est à Dieu à faire le reste. Lui seul peut agir sur les coeurs. La manifestation de la folie & de la méchanceté de Rousseau, ne peut que nous être utile. Le mépris de sa personne rejaillira sur ses principes, & nombre de ses dévots s'en détacheront. Sa charlatanerie de vertu en avoit séduit un grand nombre. Le masque est tombé, l'homme reste, le héros est évanoui.
L'autre méchant fou, son antagoniste, perd aussi beaucoup de ses amis. Ces deux hommes en vérité font à la Vertu bien beau jeu. La coupe enchanteresse qui a enyvré tant de buveurs perdra sa force, & l'on finira par rougir de s'être enyvré. Si ces deux hommes malheureusement eussent pû conserver une apparence de sagesse, que de mal n'auroient-ils pas fait? Soyez sûr, mon bon ami, & dites le à qui doit l'entendre qu'aucun de ces deux hommes n'est personnellement à craindre. Ils ont perdu tout crédit, & ne peuvent pas l'ignorer. L'homme de Fernex en a tous les jours des preuves bien mortifiantes. Qu'il prenne garde à lui. Il a un ennemi bien redoutable en Mr Paquier, qui n'entend pas raillerie, & qui jouit à la cour & dans son corps de la plus haute considération. Non mittet cutim. Je sçais ce qu'il m'en a dit. Je suis ici depuis une douzaine de jours, j'avois bien besoin d'un peu de repos. Je n'y suis pourtant pas sans rien faire, car ma correspondance me suit partout, & elle est comme la boule de neige, crescit eundo. Je fais cependant un peu d'exercice, bien plus que je n'en puis faire à Paris. J'ai souvant vû chez moi Mr de Buffon, qui a été très incommodé d'une humeur de goutte dans l'estomac. Il est mieux, il est retourné à Monbar. Cet homme se touit de drogues & de travail. Mr Guittard n'habite pas le Palais Royal. Je le vois peu. Je ne vois guère que ceux qui me viennent voir, & malheureusement pour moi le nombre n'en est que trop grand. J'en suis quelquefois accablé. J'ai bien senti le mal que le mauvais tems a dû faire à notre bonne amie, que j'embrasse bien tendrement. Il faut espérer que l'automne réparera les torts de l'Eté, & que le lait lui fera du bien. C'est beaucoup qu'elle le puisse aussi bien supporter. J'assure de mes respects, le respectable Papa. Vale & ama totum tuum.