[September/October 1766]
…Pour moi, Scythe et grossier Anacharsis, resté tel depuis cinquante ans au milieu de l'urbanité corrompue; littérateur isolé, libre de toutes entraves, du sein de l'indépendance je prononce et pense haut et net, et je m'écrie: Monsieur le dix-huitième siècle, vous ne tenez rien; votre Voltaire n'est que le faible écho de vos antécédents; qu'un médiocre versificateur grimpé sur l'antithèse et l'épithète; qu'un mauvais poète sans génie et sans invention; un large moraliste ajusté à votre dissolution; un annaliste infidèle, amusant et frivole; un philosophe avorté; un théologien de balle; c'est enfin le roi des quinze-vingts et le scandale des nations.
Je n'aurai contre moi que les ignorants et les méchants. L'anagramme de son nom factice vient de se présenter à moi de deux façons: l'une relative à son esprit, l'autre à son âme; Voltaire, volitare: voltiger, raser la terre, de çà, de là; voilà pour son esprit superficiel. Voici pour sa belle âme: Voltaire, Atélivor. Até, comme vous le savez mieux que moi, était une maudite déesse attentive à faire du mal aux hommes; et livor veut dire noire envie. Et qu'on me dise après cela que, dans les anagrammes, la vérité n'est pas quelquefois de moitié avec le hasard! Sa noire envie va avoir un bel os à ronger quand il apprendra qu'on vient ici d'ériger dans Saint-Roch un beau mausolée à Maupertuis, son mortel ennemi. C'est un monument de l'active et prévoyante ambition de m. La Condamine. Ces deux derniers grands hommes ont fait bourse commune de renommée en parcourant de concert un quart de cercle du grand horizon, pour donner un coup de pouce à notre globe. Le prédécédé en fut quitte pour six ou sept lieues de cavalcade vers le nord; le survivant a vaillamment traversé deux mille lieues de mer du côté de l'ouest, et y a laissé ses oreilles. Il dresse un mausolée à son compagnon, en quête les frais chez les amateurs pécunieux, en presse l'exécution, et pour sa quote-part y fait la dépense d'une longue inscription en lettres d'or sur un marbre in-folio. Mais qu'il se garde bien de confier le soin de cette inscription à Voltaire, qui en veut aux morts même encore plus qu'aux vivants. Voyez comme il a accommodé Corneille, pillé Racine, voulu écraser Bossuet, tympaniser Pascal, déshonorer Crébillon! Ce n'est rien encore: il ne saurait souffrir Moïse. Jaloux enfin de Bayle, qui a mal parlé de la vierge, et du docteur Launoy, quia a chassé tant de saints du paradis, il en veut chasser le fils de la maison, n'y laisser que les quatre murailles et réduire saint Pierre à mettre les clefs sous la porte.
Jugez après cela, s'il était chargé de l'inscription du mausolée de La Condamine, les beaux vers qu'il ferait à la louange de celui qui prétend immortaliser un Maupertuis, un charlatan qui, entre autres tours de gibecière, a eu l'adresse de le supplanter à Berlin, lui, qui, peut-être, a l'ambition de supplanter Erostrate. Il aura beau faire; il aura fait pis et n'en sera pas mieux. On aura parlé longtemps avant lui de l'incendiaire d'Ephèse; on en parlera longtemps après qu'on ne saura plus si le nôtre aura seulement vécu, non plus que moi dont m. Legoux-Gerland m'écrit qu'il veut le buste sous peine d'une expédition ottomane. Cela est bien turc et bien galant, mais ne me séduit ni ne m'intimide. Ma répugnance est incurable. Ne parlons plus de la crainte de me voir le pendant de l'abbé Le Blanc: cela est bon pour rire. Parlons sérieusement: m. Legoux, par bonheur, me dit qu'il veut que, vif ou mort, je lui envoie mon buste. J'accepte l'alternative. Foi d'honnête mortel, j'obéirai immédiatement après mon dernier soupir, c'est à dire au premier moment où, cessant d'être, cesseront en moi les sentiments d'estime particulière et de parfaite considération avec lesquels je suis, etc.