[June/July 1766]
Cher et charmant Philosophe; si vôtre Abbé, je veux dire, si monsieur l'Abbé . . . .. est fait comme vous le dépeignés & comme je le soubçonne, je suis de vôtre avis sans compliment, savoir, que je suis plus fâché pour lui que pour moi.
Il vint me voir à Tournay, j'étois absent; deux jours après je fûs pour souper avec lui à Fernex; nous causâmes un moment; il me fit une certaine question, dont le sens précis m'est échapé, mais qui avoit certainement quelque chose d'un peu louche, quelque chose qui indiquoit, comme vous dites, une légère trace de défiance: j'y répondis bonnement; j'achevois à peine, qu'on vint avertir pour se mettre à table, on mangea, on dit deux mots de l'infâme, on chanta & on s'en alla; cependant, il me sembloit qu'il me restoit quelque petitte chose sur le cœur, je voulois revoir monsieur l'abbé: il ne m'en a pas donné le temps, & comme il me paroit qu'avec un homme de cette robe il n'y a pas trop moyen de se fâcher, que d'ailleurs il est pytoyable de se fâcher à demi, & qu'enfin il ne faut se fâcher que quand on est audessous ou tout au plus au niveau de l'offense, j'ai pris le parti d'être fort honnête; je lui ai écrit un mot à Lyon, pour lui envoyer le philosophe ignorant, qui le divertira par le chemin: l'homme de Lettres m'intéresse, quoique l'abbé me plaise médiocrement, & que l'opiniâtre me choque: Mon cher & tout à fait cher Philosophe, vous me prendrés pour un rabâcheur, mais je veux vous dire encore une fois à la face de la Vérité, que je n'ai jamais blessé n'y manqué volontairement, sans croire de bonne foi avoir de bonnes raisons, & que lorsque j'ai eu des torts par ignorance ou par vivacité, ce qui m'est arrivé fort souvent, je n'ai pas à me reprocher de m'être reposé, sans avoir fait tout ce qui étoit en moi pour les réparer.
Ce que l'on dit du Prince héréditaire & que vous confirmés, m'attendrit jusqu'aux larmes: qu'il est consolant, (si rien de tout cela n'est exagéré,) de penser qu'il y aura un jour un souverain fait ainsi; le bon Dieu le conserve; je crois mon cher Philosophe que je me bornerai à l'admirer de loin & à faire des vœux pour lui, à moins que le hazard ne me fournisse l'occasion de lui tirer ma très humble révérence: Je vis à la Campagne depuis deux mois, où malgré mon goût pour la retraite, nous avons constamment bonne Compagnie & quelquefois assés nombreuse; l'on couche un peu par tout, jusques sur les chaises; il n'est rien tel que d'habiter un taudis entouré de mauvais chemins, l'on est assuré de n'y avoir que des amis: cependant, je vais en ville à tout moment; il faut bien faire sa Cour aux médiateurs, & leur montrer que si les âmes patriotes & sensibles ne peuvent prendre leur parti de l'avilissement où nous plonge ce besoin perpétuel de médiation, du moins le choix que les Puissances ont fait de leurs personnes, répand un peu d'huile sur la playe: Mons. de Beauteville entr'autres, attire tous les cœurs bien faits, par sa douceur, par sa patience que j'estime d'autant plus que je ne la crois pas la suitte de son caractère, par sa bonté, qui lui est naturelle celle là, par ses façons nobles, & ses vües droites: Le Chevalier de Taulès qui est auprès de lui, est un homme excellent de tout point, en vérité: je plaindrois ces messieurs de tout mon cœur, si je n'épuisois pas toutte ma sensibilité sur nous-mêmes; n'exigés pas que je vous détaille nos malheurs & nos sottises mon cher Philosophe, nous parlerons mieux de la tempête quand le calme luy aura succédé: la commission de nos médiateurs est triste & embarrassante; la position du Conseil misérable, les dispositions d'une partie des Cytoyens, les plus fâcheuses du monde, la République dans la crise, l'orgueil à son comble, les passions exhaltées, la concorde à mille lieües, enfin j'ai beau regarder, j'entrevois à grand peine un petit petit fil pour sortir de ce labyrinthe: Nôtre prospérité nous a aveuglé, elle a causé tous nos maux: peut-on ne pas gémir amèrement quand on voit le peuple le plus heureux de la terre, se déchirer avec l'instrument de son bonheur! Vous comprenés mon très aimable Ami, qu'avec cette situation on ne tourne la vüe vers Paris que la larme à l'oeil; j'irai quand je pourrai, & je pourrai, c'est à dire, aucune puissance humaine ne sauroit m'en empêcher, dès que nôtre vieux habit sera rapiéceté, ou quand on nous en aura fait un neuf; nous en aurions grand besoin, mais c'est une furieuse besogne.
Je m'en vais à la ville tout à l'heure pour m'informer de vos enfans, & faire pour eux ce qu'on pourra faire: nous avons la Comédie, j'imagine que l'entrepeneur pourroit tirer parti de vôtre joli musicien en mettant son clavessin sur le théâtre, nous allons voir; made Cramer veut venir avec moi, j'espère qu'ils seront arrivés, quoique je n'en aye point oui parler encore. — Bonjour mon cher Philosophe, mettés touttes les tendresses & tout le respect possible, aux pieds de Merope & de sa charmante Ismenie, rappellés-moi au souvenir de Mademoiselle; quand j'ai de l'humeur je pense vitte à elle & puis je vois couleur de rose.
A propos, j'oubliois une chose essentielle. En faisant envoyer à l'Enchanteur Merlin une pacotille de philosophe ignorant, je ne songeai pas à lui recommander d'en envoyer chez vous: dites-lui de vous en réserver le nombre dont vous aurés besoin, & faittes-moi l'amitié de lui bien recommander de ne point lâcher du tout, mais absolument point, excepté à vous personnellement & à Monsieur Damilaville, une petitte drogue que l'on a fourrée dans le ballot, qui s'appelle Avis sur Sirven & sur les Calas, &c. Vous en verrés la conséquence en lisant: cet avis a été composé dans un moment où il pouvoit être à propos qu'il le fût, mais les circonstances ont changé tout à fait: j'écrirai sur cet objet au sus dit Merlin dans peu de jours & à M. Damilaville à qui je rendrai compte de la négligence de mon frère que je verrai aujourd'huy, & que j'excuse d'avance, attendu qu'il est dans l'occupation de nos malheureuses affaires, (c'est le stile du Conseil,) jusques aux yeux. Que Merlin ne lâche aucun exemplaire de cet Avis, il pourroit dans ce moment s'attirer des affaires du Diable.
Le patriarche est toûjours ce que vous savés; il vient de faire contre le Professeur Vernet une lettre épouvantable; le pauvre Delubiéres en est tout ébaubi, & je le lui pardonne, car ma foi ceci passe la raillerie. D'ailleurs il, (je parle du Patriarche) a trouvé le secret en moins de rien, de déplaire aux médiateurs, de se brouiller avec le Conseil & les gens du monde, & d'être quitté par les Représentans; par contre, il n'a jamais été d'aussi belle humeur: depuis que le monde est monde il n'y a jamais rien eu de fait ainsi. Bon jour mon cher philosophe, bon jour mille & mille fois.