1765-09-10, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

Notre Grand Maitre et mon plus cher et plus ancien ami, je fus témoin hier du triomphe et des apladissements que remporta Adelaide du Guesclin.
L'assemblée n'êtoit point tumultueuse, tout fut bien entendu et les beautés inombrables dont cette Tragédie est remplie me parurent ne pas manquer leur effet. Sans être mécontent de Mle Dubois, on y désiroit cependant Mle Clairon. Il n'est pas possible que le Siége de Calais puisse se remontrer.

Je vous félicite sur la belle et sublime Epitre qui immortalisera Mle Clairon. Elle est digne d'un grand homme et d'un talent aussi supérieur, aussi nouveau, et aussi rare que le sien. Je vous échauffois autant qu'il m'étoit possible pour elle dans toutes les lettres que je vous écrivois autrefois, et vous pouvés vous rapeller comment et combien je vous en ai parlé aux Délices et à Ferney; je n'ai point abandonné si fort les spectacles qu'on vous l'aura dit. Tout accablé que j'étois de ma mauvaise santé et d'infirmités, Alzire, Mérope, Aménaide, Electre &c. m'ont arraché de la vie souffrante et obscure que je menois les trois quarts de l'année. Je commençai donc hier à regretter beaucoup Mle Clairon. J'ai cependant quelque espérance, sur une Lettre dont on m'a confié le mistère, que mes regrets cesseront dans les commencements de l'année prochaine.

C'est un incurable et enragé fanatique que Jean Jâques. Les Philosophes doivent être un peu confus de s'en être apperceu si tard. Il leur en avoit donné assés de signes. Son mal a toujours empiré. Je connois M. Helvétius, il ne commettra pas la dignité de son caractère et de sa belle âme avec un scribe aussi odieux et aussi méprisable. J'aime à voir les Philosophes qui commencent à se demander les uns aux autres ce qu'il y a de Connoissances à prendre dans tout ce qu'il a écrit.

M. le Comte de St Florentin samedi dernier, après avoir fini sa chasse, étant dans son carosse voit partir et reposer deux faisans, il descend, prend un mauvais fusil d'un garde de chasse et se fracasse toute la main gauche dont on lui a coupé jusqu'au poignet. Cette opération à son âge n'est pas sans quelque danger. S'il en guérit, la fonction de secrétaire d'Etat n'en souffrira pas.

M. le Comte de Caylus vient de mourir et en Philosophe qui laisse après lui bien des regrets de gens de lettres et de jeunes artistes avec qui il partageoit ses revenus.

J'ai récité déjà cinq ou six fois votre belle et sublime Epitre à Mle Clairon. Recevés je vous prie mes sentiments de joye et de tendresse sur votre dernier triomphe.

Tht